— Bonjour, madame Cétesky ! lui fait joyeusement la môme Eggkarte.
Cette apparition me trouble. J’imaginais pas l’ancienne femme de Borg Borïgm aussi canonique et décavée. Ou alors je m’explique qu’il l’ait jetée au bout de six mois de maridage.
La dame pendante nous propose d’entrer dans un appartement que tu te croirais dans un vieux bordel des années 30, avec plein de pomponnures, de coussinades, de fauteuils aux accoudoirs d’acajou et de jolies poupées décoratives, merveilleusement folkloriques. Y a même des abat-jour en perles. Des godemichets exotiques. Et des pots de vaseline allemande pour se tartiner le fignedé avant réception.
Les deux femmes se mettent à charabier. Tu noteras que passe pour charabia tout moyen de communication auquel tu es incapable de participer.
Eggkarte se tourne vers nous, Béru et moi.
— Cette personne n’est pas Mme Cétesky, mais sa logeuse, me dit-elle.
— Où est Mme Cétesky ? demandé-je avec cette âpreté qu’une forte déception vous met dans la voix.
Ça resuédoise en duo.
Puis :
— Elle participe à une partouze motorisée dans l’ancien dépôt des autobus de Danlprözegatan.
— Qu’est-ce qu’une partouze motorisée, chère chérie ?
Elle n’a pas besoin de réclamer des explications à la dame. Elle sait.
— Dans un lieu approprié, des automobilistes se réunissent et font l’amour de voiture en voiture. Si le spectacle vous amuse, on peut y aller ?
— On va ! décisionne Béru, sans attendre mon acquiescement, comme ses fonctions somme toute subalternes l’exigent.
La nuit et la neige tombaient à qui mieux mieux lorsque nous parvînmes à ce vaste dépôt désaffecté de Danlprözegatan situé au fin fond de Frédérikdargatan, longue rue morose de la grande banlieue, célèbre pour ses fumeries d’opium et de saumon (l’odeur des secondes masquant celle des premières).
Le local mesurait un hectare carré, c’est vous dire…
Il était couvert d’une formidable verrière à travers laquelle on ne pouvait plus voir la lune à cause de la neige. Les phares d’un grand nombre d’automobiles, rassemblées là dans un désordre étonnant, l’illuminaient comme en pleine nuit une nationale de rentrée pascale.
Ces voitures ressemblaient à une horde d’animaux sauvages venant se grouper pour sacrifier à la saison des amours. Un séminaire de tires. Un congrès foutral. La foire aux coïts. Une kermesse bizarre où chacun-chacune, dans son petit stand mobile, provisoirement immobilisé, proposait ce qu’il avait à vendre : son sexe, sa main, sa bouche, son imagination.
Nous stoppâmes (on utilisait la chignole de la jeune fille) n’importe où, cela avait si peu d’importance.
— On pourrait commencer par une petite virée de reconnaissance ? suggéra Béru.
Mon compagnon trimbalait une trogne congestionnée. Ses bons yeux veinés de rouge lui sortaient de la tête, comme les yeux à facettes de certains insectes.
Ah ! la surprenante promenade. Ah ! le curieux spectacle. Du Jérôme Bosch ! Pire : boche.
Nous commençâmes par découvrir, en déhotant de notre caisse, la prestation singulière d’une grosse personne à bourrelets, dont on voyait le fessier au lieu du visage, et qui s’était mise en montre. Entendez par là qu’elle restait debout, contre sa Mercedes dont la portière était béante. Elle avait posé son buste sur la banquette, bien calé entre ses bras en support, et proposait à l’amateur éclairé une monumentale paire de fesses mafflues, cascadantes, à poils — que dis-je : à barbe ! — Elle portait des bas noirs, un porte-jarretelles coquin, noir également, et attendait le bon vouloir du passant. Elle recueillait un hommage furtif, de temps à autre ; geste automatique d’un esseulé en maraude qui, apercevant ce postérieur, y entrait un instant. Le visiteur ne s’y attardait point. Sa démarche était celle d’un chaland nonchalant, ou mieux le cheminement indécis d’un homme visitant une exposition dont il n’apprécie pas tellement les œuvres présentées. Il repartait vers un autre ouvroir, le sexe indécis, conscient d’avoir du choix et du temps. La dame attendait la suite, qui finissait par arriver. C’était une gagne-petit du croupion. Elle devait comptabiliser ces parcelles d’étreintes pour, en fin de nuit, en faire ce tout comblant si nécessaire à notre équilibre psychique.
Une creuse rumeur, un bourdonnement scolaire montait du troupeau, entrecoupé parfois d’un bref mugissement de klaxon consécutif à un coup de talon. Nous poursuivîmes stoïquement notre route. A la lumière des plafonniers, on apercevait des étreintes grouillantes, nombreuses, dans lesquelles il devait être ardu, même à Dieu, de reconnaître les siens, et aux messieurs de reconnaître les leurs. Il serait téméraire de vouloir, non pas décrire cette foire d’embroque, mais seulement en donner une idée. Je ne puis que jeter quelques croquis, à la diable. Simples pointes sèches, et les seules qui le soient dans cet univers dément.
Nous aperçûmes un couple dans le coffre d’une Volvo. Nous applaudîmes une dame et son loulou de Poméranie (venu en voisin). Un vrai marin suédois et une fausse religieuse à la cornette délirante. Il y eut une belle fille vêtue seulement de ses bottes montantes et de sa bague de fiançailles, qui, debout dans sa petite Triumph décapotable, forçait un groupe de messieurs d’en faire autant en les stimulant du geste et de la glotte. Je te vous passe (par-dessus) ces aimables bourgeois qui donnaient une grande leçon de solidarité humaine en composant une chaîne, laquelle, pour être sans doute précaire, n’en était pas moins symbolique. Ni cette personne âgée qui avait fixé son râtelier au sommet de son antenne radio, pour annoncer la vacation de ses gencives. Et faut-il vous signaler ces fagots de jambes sortant de sous des autos, passant hors des portières, jaillissant par des trappons de toits ouvrants ? Le faut-il vraiment ? Non ? Merci !
Nous avancions dans la fournaise. Car une chaleur se dégageait de cette masse endogène. Des fumées. Des fragrances. Des bruits métalliques et organiques. Cela sentait l’huile des moteurs et le lubrifiant humain. Le rut et le pneumatique. Des groupes de mâles farouches, aux mâchoires crispées, aux regards fixes, aux aubépines brandies, fonçaient d’une bagnole à l’autre avec des mines d’assassins. Ils ouvraient brutalement les portes, se jetaient dans le véhicule pour y accomplir des assouvissements péremptoires. On les voyait écarter des hommes en action pur les suppléer, ou bien s’additionner à l’affaire. Ils étaient terribles comme des nettoyeurs de tranchées, opérant une espèce de monstrueux ménage dans ce cirque impensable. Unisexes ! Pas sectaires : sexaires ! Toute violence. Fouteurs, lécheurs, fouettards. Ils balançaient des claques, des horions, des coups de genoux, des coups de ventre (qu’ils avaient plats et musclés). Leurs glandoches butaient contre les carrosseries, sonnant clair, tocsin du fichtre et du foutre. La crécelle de ces preux, pas lépreux du scoubidou. Dong, dong. Notes graves ! Achtung ! V’là les démolisseurs de fondements, les paracheveurs d’orgasmes. Les aiguiseurs de meules. Chibre d’acier dans un cul-de-sac. Gant de crin et langue de velours côtelé. Cravache ardente. Le bal des hardants ! Hardi… Le commando du tringlard ; parade des paras ! Go ! Go ! A gogo, pour gogos ! A table ! Henri Gogault et la Vénus de Millau ! Les trois orfèvres en la matière ! Pifs et pafs qui font pouf ! Robert le Rouge ! Y en a qui se paient la boîte à gants, parce que gainée de peau de Suède. La ruée de notre amour, le rut sans joie, la rue Gode-dos-de-noroît.