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Eugène Sue, ancien médecin de marine, admirateur de Fenimore Cooper (Le Dernier des Mohicans), inénarrable dandy aux costards coruscants, moraliste naïf et socialo en peau de lapin, est un infatigable jongleur du bien et du mal. Il est plutôt sympathique. Tout le monde l’aime bien. Il fréquente Dumas, Hugo, Balzac, Vigny, Lamartine, Barbey d’Aurevilly. Pour l’aspect manichéen, le livre publié en 1842 sous le titre racoleur des Mystères de Paris, annonce le gros pavé de Victor Hugo sorti vingt ans plus tard, avec, en sus, des digressions sur la religion, Waterloo, la politique, les mœurs, le bagne et l’argot. Pour réussir en littérature, il ne suffit pas d’avoir du tempérament, il faut faire fonctionner ses neurones. Mieux encore : se la péter. Penser, réfléchir, moraliser, expliquer. Saint Augustin dans l’île de Pathos, c’est du dribble. Footballeur et nombrilique, Victor Hugo a pigé le coup. Génial et turgescent, sublime et grotesque, il sait qu’il faut prendre du ventre. Ou de la bouteille. Bref, plastronner, pérorer, crâner, frimer. « Un trompette-major », dira Barbey d’Aurevilly. « Un gaspilleur de mots », ajoute Claudel. « Un ventilateur », ironise Calaferte. « Ivre de sons et de couleurs, il en soûla tout le monde », plaisantera Anatole France. Il n’empêche. Les Misérables, c’est du lourd. Autre chose que Les Mystères de Paris.

Il y a pourtant dans Sue un charme inégalable. Jean-Louis Bory, prix Goncourt avec Mon village à l’heure allemande (1945), en est persuadé. Quand Hugo manie le marteau de Vulcain, Sue se sert du ciseau de Donatello. L’un se grise de paroles, l’autre d’images. Hugo est dramatique, Sue est anecdotique. L’un travaille au pudding, l’autre à la chouquette. Mais Sue connaît l’argot. Il n’essaye pas de donner des leçons. Il n’explique pas, il montre. En compagnie de cet aimable rigolboche, plus distingué que Milord l’Arsouille, on suit les affures (les affaires), on hante les bousins (les cabarets mal famés), on se chique la gueule (on se bat), on fuit les condés, on se retrouve chocolat. Pour faire fortune, il suffit de fouiller les cachemires de chifforton (les hottes de chiffonnier). C’est le genre de livre où ça flanche à la mie de pain (ça trahit), où l’on croise des potages, des bouillons, des grisettes, tout ce qu’il y a de michto (des filles jolies un peu faciles). Cela équilibre avec les voleuses de santé (les femmes ardentes) et le spécial (les homosexuels). Tout se termine au poil, après plus de mille pages surpeuplées de sorgues (voleurs), de pierreuses (prostituées) et de héros munificents au rigolo (pistolet) impitoyable.

Ainsi que le précise Jean-Louis Bory dans Eugène Sue[14] : « Les noms des personnages que Sue a créés (Monsieur Pipelet, le Chourineur) sont passés dans la langue, l’un donnant son nom au concierge, l’autre à un assassin qui tue au couteau. » Même si tout cela était déjà présent dans les Mémoires de Vidocq, « le forçat au cœur intraitable », Eugène Sue qui, selon le regretté Matthieu Galey, n’était plus qu’un nom et devint un visage grâce à l’épatante biographie de Bory, fut député en 1848, auteur de romans populaires, exilé sous le règne du consternant Napoléon III. Passant de la mer des Antilles à la bataille de Navarin, des salons aristocratiques du faubourg Saint-Germain aux tapis-francs de la Cité, il connut la gloire et la déchéance. Il aspirait à être le Balzac du trottoir, il fut le Dumas du pavé. Lautréamont et Walter Scott se confondaient en lui. Lorsque Jacques Cellard souligne dans son anthologie que « Sue a vieilli, mal vieilli », il exagère, car Sue lui-même est exagération. Avec lui, attributs et épithètes se confondent. On fréquente l’exotisme, on fraye avec la Goualeuse, on roule sur l’excentrique. Bref, on s’adonne au bizarre. Pour la peine, les copains n’ont pas la langue de vipère dans leur poche. George Sand, la grenouille devenue vache, et Sainte-Beuve, l’aigri à profondeur de noix de coco, s’y entendent pour cracher sur Sue. Barbey d’Aurevilly, dadais dégénéré aux tenues de singe savant, dit que « Sue travaille pour la littérature à quatre sous avec un badigeon grossier et voyant ». Hugo précise que le langage de Sue est un « langage de ténébreux ». Le lourdaud Balzac, parfumeur plouc de toutes les turpitudes, y va également de son couplet en hypocrite. Jalousie ? Sue a de l’ambition, du caractère, de la fougue. Il fait des envieux. Surtout qu’il est beau garçon. Dans son livre, il colorie son réalisme argotique d’un fantastique tout droit sorti des contes d’Hoffmann. Ce que les autres appellent négligence ou affectation, appelons-le outrance. Dans le genre de Brummel. L’ivresse du mirliflore. Ce romantique de la fange, assimilé en horreur par certains beaux esprits à Sade, Restif, Byron et Lautréamont, a inventé des personnages immortels. Les personnages, voilà le secret. « Le sommet de la gloire consiste à devenir un nom commun », disait Paul Valéry. La mère Pipelet, née Gallimard ( !), fait partie du casting. On aime le beau Sue (vive Lagardère !). Et finalement, là où il y a de l’Eugène, il y a du plaisir !

Entre bastringues et camélias, Eugène Sue est le Proust du Paris canaille. Chez Tortoni ou au Trou-qui-pète, il engloutit des douzaines d’huîtres arrosées de chablis. Le merveilleusement vulgaire n’est-il pas fashionable ? L’arrogance de Sue insupporte d’aucuns. Il est riche et snob, c’est très agaçant. Quand on ne le traite pas d’imbécile mâtiné d’incroyable et de muscadin, on le surnomme « Sue le Fat de quinine ». Même le supposé bon copain Balzac confie à sa chère Mme Hanska que Sue est « un jeune homme quelque peu usé, valant tout de même mieux que ses livres ». Pas très honorable ça, Honoré. Ce gros buveur de café n’en est pas à son coup d’essai. Comme hypocrite, il est champion. Et lui, Eugène, le sympa, le fidèle, il lui écrit en ces termes :

Vous êtes un grand misérable, vous à Paris, de ne m’avoir pas dit un mot, un seul mot : voulez-vous réparer votre ignominie ? Venez me demander à déjeuner, à dîner, à souper, à coucher, à courser, à bêtiser — tout ce que vous voudrez. Je reste jusqu’à lundi ou mardi de la semaine prochaine. M. Vilmont, libraire, bande pour vous jusqu’au sang. S’il avait fallu le branler pour cela je l’aurais fait, mais, fat que vous êtes, vous savez bien que l’érection vient à votre nom seul. Voyez-le donc, c’est un excellent homme. Si vous le jugez digne de lui faire gagner quelques millions de livres, faites, mais pour Dieu, venez, venez, venez. J’ai un million de choses à vous dire. Mon adresse, au château de Saint-Brice, à Saint-Brice près de Montmorency par Saint-Denis. J’admire votre prépuce et suis le vôtre.

Eugène Sue

Sue et Balzac, c’est comme Dumas et Hugo. Les illustres ne sont pas bons camarades. Surtout les cérébraux. C’est ce qu’on appelle les noirs désirs de la matière grise. Moitrinaires avant tout, ils borgnotent (ils regardent) dans l’assiette du voisin. A-t-il un plus beau morceau ? Une plus grosse part ? Jalminces, ombrageux, égotiques de la pire espèce, ces bons amis attendent la moindre occase pour tailler un costard au copain qui remporte un menu succès. C’est à l’image de ces fidèles que vous obligez et qui vous en veulent à mort : tu m’as rendu service, tu vas le payer cher. Au fond, comme dirait Cioran, c’est dans le désordre des choses.

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14

Hachette, 1962 ; Mémoire du Livre, 2000.