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On en veut donc à Sue. Et encore plus quand il publie Les Mystères de Paris en feuilleton. Là, c’est l’overdose. On trépigne, on s’étrangle. « Ces envieux, écrit Sue avec humour, on a l’impression que ce sont des arlequins, des ramassis de viande, de poisson et de toutes sortes de restes provenant de la desserte et de la table des grandes maisons ». Vous me cherchez noise ? Eh bien, vous allez voir ! Les bourgeois médisants, les plumitifs à la petite semaine, aussi indécents qu’obscènes, ils l’auront dans les dents.

Le dandy byronien, carabin sarcastique, tourne socialiste. Argot ou non, Rodolphe pousse ce cri : « Malheureux que la pauvreté déprave et conduit au crime ! » Dans Les Mystères de Paris, il est moins question de grands sentiments que de grandes sensations. On bouffe, on choure, on surine. Les anges n’ont pas de marquise. Gégène sent qu’il y a de l’électricité dans l’air, et il a raison. Il se fait aligner par la critique. On l’a compris : « Le riche n’est pas responsable de son égoïsme. Son péché, c’est l’arrogance. » Et Eugène d’avoir envie de dire : je vous emmerde !

Pendant ce temps, un poète maudit, séminariste défroqué, soldat déserteur, escroc, faussaire, voleur et assassin sans grandeur, fait parler de lui à Paris. Ce beau garçon pédé comme un phoque est républicain. Il le revendique haut et fort. Les intellectuels de l’époque voient en lui la victime d’une société stupide. François Lacenaire, immortalisé au cinéma par Marcel Herrand dans Les Enfants du paradis, ne valait pas tripette. Il profitait du système. Lisez ses Poèmes[15], c’est baroque :

Pègres traqueurs, qui voulez tous du fade, Prêtez l’esgourde à mon der boniment : Vous commencez par tirer en valade, Puis au grand truc vous marchez en taffant…

Traduction :

Voleurs poltrons, vous qui voulez votre part du butin, Prêtez l’oreille à mes dernières paroles : Pour commencer, vous fouillez dans les poches, Puis, dès qu’il faut voler, vous vous mettez à trembler…

Lorsque Lacenaire meurt en 1836, Sue n’est pas encore au faîte de sa gloire. Il faut attendre 1842 pour que le médecin de marine s’improvise le Vigny du populo. La trame des Mystères ? Pendant qu’escarpes, largues et gouapeurs se farcissent du fil-en-quatre et du sirop de crapule entre les ruelles de la Maub’ et de la Mouff’, on piste Fleur-de-Marie. Inutile de préciser que ça sniffe la daube. Nous, les amateurs, on s’en pourlèche les agates. C’est de l’imagé plein écran. Si Eugène Sue ne résiste pas à l’affreuse poésie de l’argot, on doit avouer que nous non plus. Extrait : « La birbasse (la vieille) aboule chez la Chouette, la mère Martial la bute, trimbale le refroidi dans le passe-lance tandis que Nicolas s’esbigne… » L’encyclopédie des classes dangereuses de Paris fleure bon la monarchie de Juillet. Vive l’arène, vive Eugène ! On aboule du col. Je Sue, donc je pense !

Aristide Bruant

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, c’est l’âge d’or de l’argot. « Tout argot est métaphore, et toute métaphore est poésie », affirmait l’impayable Chesterton, poète anglais et polémiste redouté du Daily News, auteur halluciné du Napoléon de Notting Hill et des Histoires du Père Brown. Contemporain de la mode dorée sur tranche et essayiste pétri d’humour et de talent, Chesterton collait à son époque. Et cette époque, précisément, voit défiler Jean Richepin, auteur de La Chanson des gueux et de ces vers impérissables :

Quand j’ai sifflé litre ou cruche Ma cervelle est en micmac Bourdonnant comme une ruche Mon sang fait tic-tac.

Dans la lignée de ce style velu, on ne peut guère faire l’impasse sur Macé (ancien commissaire de police), qui écrit dans Mes lundis en prison :

Moi, je connais l’amour qui vit de brutalités et d’injures, et je me contentais de remonter à coups de pied au bas du dos la pendule de ma drôlesse lorsqu’elle manquait à ses devoirs.

Nous avons aussi Jehan Rictus (qui rigolait énormément), auteur des Soliloques du pauvre, dans lesquels on retient ce passage d’un lyrisme désopilant :

Gn’en a qu’espèrent en eun justice. D’aut’s en la Gloir’ (ça c’est un vice Leur faut dans l’fign trois plumes de paon !)

Plus atomique qu’un champignon nucléaire, surgit aussi Nonce Casanova (le séducteur des néologismes), plein de vitalité et de drôlerie grotesque, qui, dans Le Journal à Nénesse, n’hésite pas à philosopher dans le boudoir :

Et un chaud de la pince (un sensuel), comme un riffe de forge, fallait voir ! Il aurait voulu s’appuyer toutes les chauffeuses de pieu qui radinent sur le Sébasto. Seulement voilà, il ne mettait pas souvent dans le mille.

Et puis Jouy, le bien nommé, Pouget, l’anar communard, ainsi que des figures telles que la Môme Pipi, Nini la Gigue, Bouche d’égoût, Rosa la Rose, sans compter les éplucheuses, la Mère Casse-Trogne, Jojo la Carcasse, Rodolphe Salis, le Père Peinard et les gravosses de Toulouse-Lautrec.

Cette époque, c’est la Belle Époque. Inutile de couper les poils du cul en quatre, on se laisse glisser dans l’égrillard. Ne chante-t-on pas « La Putain consciencieuse » (chanson anonyme) dans les cabarets fréquentés par les bourgeois ?

Pour quatorze sous, la main dans la poche Même sous l’œil du flic qui m’regarde en d’ssous, J’astique le dard du type qui m’raccroche La main dans la poche, pour quatorze sous Pour un demi-louis, sans que j’m’ébouriffe, On peut — y en a tant qui ont gâché les prix — S’faire, dans toutes les langues, tutoyer l’pontife Sans que j’m’ébouriffe, pour un demi-louis Pour un louis entier, si rare est la chose, Je sucerai un homme de la tête aux pieds, Et je lui ferais vingt fois feuille de rose, Si rare est la chose, pour un louis entier.

De la poésie, certes, de la rime, mais du sexe à tout crin. C’est le grand défouloir. On s’amuse. « Pas question d’y aller par quatre putains », rigolent quelques gros malins. La mode touche toutes les couches sociales. Richepin, encore lui, ancien de Normale Sup et de l’armée de Bourbaki (un général qui vainquit les Prussiens à Villersexel en 1871), beau comme un dieu, signe Le Café-concert des gougnottes. Extrait :

Mince ! L’Eldorado, c’est rien vieux ! Moi, l’établissement qui m’botte C’est l’caf-conce des gougnottes ! Ah ! comme on rigole, nom de Gieu ! Au caf-conce des gougnottes
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15

In Mémoires, poèmes et lettres, Albin Michel, 1968.