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En premier lieu engagé comme franc-tireur dans la compagnie des « gars de Courtenay » en 1870, Aristide est démobilisé et travaille pendant quatre ans à la Compagnie des chemins de fer du Nord. Cela lui laisse le temps d’observer les cheminots, d’apprendre leur langage, de perfectionner son argot, de faire connaissance avec l’œuvre de Villon et ses coquillards. Attendu qu’il écrit des chansons, un copain l’encourage à se produire dans des guinguettes. Tu devrais t’y coller, Aristide. Mais Aristide hésite. J’ai de la couleur ? Du bagout ? Qu’à cela ne tienne ! Il débute au Robinson un vendredi, cela ne s’invente pas. C’est ensuite Nogent, puis Melun, dans la biffe. Il écrit : « V’la l’cent-treizième qui passe. » Une marche qui devient la marche du régiment, puis d’autres régiments de France. Bref, il se fait un nom. Et même un surnom. Tellement, qu’il passe dans les plus grands cafés-concerts : la Scala et l’Horloge. « En 1883, Jules Jouy l’emmène chez Rodolphe Salis, alors la locomotive de Montmartre, propriétaire du Chat noir », nous explique Jacques Cellard dans l’Anthologie de la littérature argotique[16]. Tout va très vite. Bruant lance le cabaret avec une chanson emblématique :

Je cherche fortune Autour du Chat noir Au clair de la lune, À Montmartre le soir…

Il invente ensuite les chants de barrière : « À Batignolles », « À la Bastille », « À Montparnasse », « À Grenelle »… Exemple :

En vieillissant a gobait l’vin Et quand j’la croyais au turbin L’soir, a s’enfilait d’la vinasse À Montparnasse.

Et ainsi de suite. Succès foudroyant. En plus, histoire d’aromatiser le ragoût, Bruant engueule les spectateurs. Un truc qui plaît. Les masochistes en prennent pour leur grade. Extrait :

Le Guignol est terminé !… Un nouveau Bruant est né !… Et ce Bruant-là va dire deux mots à la foule des fils à papa, des fainéants, des incapables !… Il leur criera la haine menaçante des pauvres et des révoltés… Ainsi que la douleur blottie dans les bas-fonds…

Les spectateurs trépignent. Ils s’accrochent au lustre. Quand ils aperçoivent Bruant pour la première fois, ils lancent : « Oh c’te gueule, c’te binette ! » Et lui de rétorquer du tac au tac : « Tas de cochons ! Gueules de miteux ! Tâchez de brailler en mesure, sinon fermez vos gueules ! » On se déplace d’Auteuil et de Passy pour se faire assaisonner en argot. Les bourgeoises s’entendent dire : « Va donc, eh, pimbêche ! T’es venue de Grenelle en carrosse pour te faire traiter de charogne ? Te voilà servie, vieille vache !… »

« Les victimes godent un max », confie Bruant à ses amis. Il rigole. Du velours. Pour la peine, le Chat noir devient le Mirliton, propriété de Bruant. Ses relations de chansonnier à la mode se nomment Lucien Guitry (le père de Sacha), Toulouse-Lautrec, François Coppée. Entre « Toto Laripette », « Filoche » et « Méloche », on se calfate la satisfaction avec « Bavarde » :

Ma mistonne est eun’ chouette ménesse, Alle est gironde et bath au pieu, C’est c’qu’on appelle eun’ riche gonzesse ; Aussi j’l’aime ben !… mais, nom de Dieu ! Y a pas moyen qu’elle taise sa gueule : A caus’ mêm’ quand all’est toute seule Et v’là pourquoi qu’à m’fait tarter…

En 1895, Bruant est moussu. On veut dire par là qu’il a la baguenaude ronflante. Oui, beaucoup d’argent. Le prolo, l’anar, le ronchon, bref, le grand chansonnier de la débine s’achète une propriété à Courtenay. Un château moyenâgeux ! On a l’impression que Tournebroche tourne Téméraire. Chasse, chiens, serviteurs, gueuletons. Le mistigri est Carabas. Montmartre, pour lui, c’est de l’histoire ancienne. Et même un mauvais souvenir. « Un cloaque », confie-t-il à des proches. L’ingratitude ne l’étouffe pas. Il publie alors un livre, Sur la route (même titre que Kerouac), suite de Dans la rue. Bof. Pas de quoi grignoter les moulures. Il s’explique :

Pendant huit berges, j’ai passé mes nuits dans les bocks et la fumée. J’ai hurlé mes chansons devant un tas d’idiots qui n’y comprenaient goutte et qui venaient, par désœuvrement et par snobisme, se faire insulter au Mirliton… Je les ai traités comme on ne traite pas les voyous des rues… Ils m’ont enrichi, je les méprise : nous sommes quittes !

Pas très sympa, l’Aristide. Ses vertiges de Crésus lui engluent la penseuse. Plus tard, il tâte de la politique, tergiverse, se plante, puis rédige un Dictionnaire d’argot avec un dénommé Drouin de Bercy, lequel s’acquitte de la majeure partie du labeur. Une somme. Encore aujourd’hui, dans ce sens-là (français-argot), c’est le plus gros travail accompli. Apparaissent des expressions comme : à dache, chez Plumeau, mes burnes, peau de balle, tu peux te gratter, des tomates, tu t’en fais péter la sous-ventrière, etc.

Tout cela deviendrait fastidieux si l’argot n’était pas avant tout un contexte. Argot pour argot, on se lasse. Comme Marguerite avec la vache, on meugle. Dès que c’est systématique et sans musique, cela se transforme en procédé. Ne faut-il pas décaler, poétiser, néologiser ? Disons plutôt :

Viens par là ma championne que je te raconte Bruant, la mort de son fils en 14, ses retours éclair sur scène, viens ma cocotte, ma soupeuse, ma tendresse, viens au marbre que je t’éclaire, loto et lorette, rien que de la cascade, et la mort d’Aristide en 1925, enterré dans l’Yonne, lui le lion, à Subligny, presque sublime ma Vénus, ma p’tite dame, une absinthe à la santé de Bruant, pourquoi pas un lait de panthère…

Les Pieds Nickelés

Salut, les aminches ! Voilà les trois vilains d’abord baptisés les Pieds Sales, puis les Pieds Nickelés, créés en 1908 dans un hebdo pour la jeunesse, L’Épatant, par le non moins épatant Louis Forton (1879–1934), dandy en costard de tweed, par ailleurs auteur de Tom Hatt, de Séraphin Laricot, de Fricotard, de Casimir Baluchon et de l’inoxydable Bibi Fricotin. Pourquoi les Pieds Nickelés, et pourquoi ces anars s’exprimaient-ils en argot des barrières ?

Francis Lacassin, le spécialiste de la BD, proposait une réponse : « Les Pieds Nickelés, constituant le négatif d’une époque qu’on a dit belle, libèrent et fixent sans danger l’instinct de révolte de leurs trop sages lecteurs contre un certain conformisme de la pensée et les structures bourgeoises de la société qui en sont le produit. Mais peut-être, l’affection du public pour les Pieds Nickelés ne fait-elle que revêtir pudiquement l’hommage que souvent la vertu rend au vice… »

D’un certain point de vue, Croquignol, Ribouldingue et Filochard sont les héros prolétariens du romantisme ouvrier et libertaire. Égrillards, moches, noceurs, malins, sagouins, voleurs, cogneurs, ils font du mauvais esprit (cette qualité spécifiquement française), boivent du gros rouge qui tache, éjectent des vents, se tapent sur le ventre, rient d’un rire perpétuellement gras. Ils sont bien français. Avec abjection et ostentation. Extrait : « Bientôt les Pieds Nickelés se trouvaient attablés devant un menu à faire loucher Sardanapale. Bath ! v’là au moins un geul’ton chocknozoff ! jubilait Riboulbingue. »

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Op. cit.