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À l’âge de douze ans, lorsque je tombais sur le journal des Pieds Nickelés, vendu dans les bazars, dont les dessins étaient signés Pellos, je ne trouvais aucune éducation à ces êtres tout droit sortis d’un traité de tératologie, aucun idéal. Ils se vautraient dans toutes les ornières, ils ne respectaient rien. Admirateur de Ravachol, Proudhon et Bakounine, j’attribuais, il faut en convenir, beaucoup de dandysme à l’anarchie et à la pensée libertaire. Bref, ces Pieds Nickelés me débectaient. Leur vulgarité me hérissait. Il a fallu que le temps passe, que beaucoup d’eau de langue verte coule sous les ponts, que quelques bulles éclatent à la surface du rivage de l’enfance, puis de l’adolescence, pour que je revienne aux Pieds Nickelés (« Salut, les aminches ! »), je veux dire les vrais, les préhistoriques, ceux de Forton.

À l’instar d’Alphonse Boudard, je me suis senti de plain-pied-nickelé, si j’ose dire, avec ces trois couillons en train de faire des misères aux boches en 14–18, au Kronprinz et à Guillaume-tête-de-con. Je sais à présent que ces abrutis font partie du folklore au même titre que le pot-au-feu, d’Artagnan, le beaujolais, la Madelon, le sapeur Camember, Fanfan la Tulipe et le père Ubu.

Rappelez-vous, dans les années 1900, ils vivaient à la petite semaine, de bric, de broc, d’expédients, de rapines, comme beaucoup de Français à cette époque. Il faut rappeler qu’on est à la veille de la première grande déflagration mondiale. Après 14–18, tout sera différent. Pour l’heure, il y a la misère, les bagnes, la guillotine. Et puis la bourgeoisie. Elle n’est pas aimée, celle-là. Pour les Pieds Nickelés, c’est l’ennemie. Elle défend le travail, quitte à exploiter les pauvres. Or les trois copains sont des cousins d’Alexandre le Bienheureux. « Irréductibles cossards, les Pieds Nickelés sont rebelles à tout travail de bon aloi », écrit Jacques Cellard. Avoir les pieds nickelés ne veut-il pas dire qu’on est paralysé, donc paresseux ?

La manière dont s’expriment les Pieds Nickelés préfigure les belles langues châtiées, inventives et ludiques de Simonin, d’Audiard, de San-Antonio. Ils parlent un français populaire et argotique de grande classe. Au reste, dans Les Pieds Nickelés arrivent, Forton annonce la couleur dès le début :

Sorti le matin même de Fresnes où il avait été prendre un repos bien mérité, Croquignol arpentait le pavé d’un air triste.

— C’est pas l’tout, se dit-il, fini d’être logé, nourri, éclairé et blanchi aux frais du gouvernement, va falloir s’mettre au turbin, c’est malheureux ! Je commençais à m’y faire, à ma p’tite vie de rentier.

Or le turbin auquel Croquignol faisait allusion consistait en filouteries, vols, cambriolages et autres expéditions de ce genre, dont il avait fait sa profession très peu recommandable. À errer ainsi à l’aventure, Croquignol prit soif.

— Tiens, se dit-il, v’là un bistrot, j’vas un peu m’rincer la dalle.

Quel ne fut pas son étonnement en y rencontrant deux anciens compagnons, Filochard et Ribouldingue, deux zigues à la coule, qui furent non moins surpris en voyant Croquignol.

— Ah ! mais c’est lui ! mais oui, c’vieux frangin d’Croquignol !

Bref, on vida de nombreux litres, et on causa affaires. Croquignol proposa à ses deux vieux copains de s’associer avec lui, ce qui fut conclu séance tenante. Les trois amis trinquèrent à la prospérité de la nouvelle association et, de joie, en pincèrent un rigodon des plus réussis. La bande des Pieds Nickelés était fondée. À l’unanimité, ils décidèrent de ne pas la faire publier dans les Petites Affiches, par simple modestie, n’en doutez pas.

On le constate, c’est du light, comme disent nos Lacretelle du franglais. Des mots tels que badigoinces, bourre, braise, chocknozoff (formidable), croquignol (beau), épicemar, falzard, filochard (de filocher, s’enfuir), galtouse, guinche, jaspiner, lancequiner, en loucedé, mufflée, Pantruche (Paris), purée (misère), ribouldingue (fête), rosbif (anglais), schlinguer, singe (patron), thune, trombine, veuve (guillotine), zef, zyeuter illustrent les albums. Les Pieds Nickelés sont les petits-enfants des coquillards de Villon, des traîne-lattes de Vidocq, qui, comme il est dit dans le François Villon de Marcel Schwob :

Noz lances s’y sont defferrées Noz espées n’ont point de pointe ; Nous pillerons les gens par tout C’est grand pitié Aux gens d’armes perdre soudées.

Les Pieds Nickelés fréquentent les rades les plus mal famés. À l’époque de M. Fallière, haut-de-forme et barbe en bataille, comme dans Max Linder, pendant que les bande-à-l’aise s’arsouillent chez Maxim’s, les abonnés à la panade suent sang et eau pour gagner deux ronds six sous. Les vacances n’existent que pour les richards, les prolingues se tapent la journée de douze heures. En trois jours, on fait la semaine de Mme Aubry ! Et quiconque ramène sa fraise se retrouve au gnouf. C’est ça les Pieds Nickelés. Une tentative de rigolade dans un monde qui ne rigole pas. Vivre sans en faire une rame. Comme Adam et Ève dans le jardin d’Éden.

Les Pieds Nickelés, en véritables poètes du ruisseau, préfèrent risquer d’être enchtibés (mis en prison) plutôt que de suivre le sort commun. Toujours à l’affût du pante, du cave, du gogo, ils chouravent. Puis, tout naturellement, ils s’escamotent. De vrais courants d’air. Quand ils retapissent des ouvriers, pareil. Et encore plus les bourres (les policiers). Comme disait Villon : « Il n’est trésor que de vivre à son aise. »

On l’a compris, les Pieds Nickelés sont des anars instinctifs. Tour à tour casseurs, rats d’hôtel, esbroufeurs, braqueurs, perceurs de coffres, faux argousins, faux Anglais, faux aristos, faux Chleus, faux Chmoutz (juifs), faux boxeurs, faux soldats, faux maharadjahs, ils embobinent, ils entubent, ils roulent dans la farine.

— On va s’payer une chopine de bon sang en r’luquant la sale trombine qu’ils tireront ! dit Ribouldingue.

— Nous, on turbine en plein jour, grinches de première bourre, au blair et à la barbe de la police ! se vante Croquignol.

Et Filochard de mettre les points sur les i :

— Nous, les aminches, on jaspine sans chichis avec les gniasses concernant les boulots rupins, mais la combine, la véridique, c’est là où y a bezef de pèze à gratter !

Ces argoteurs n’ignorent rien des turbins, rapines, combines, tricheries, à infliger à autrui. Ce sont de mauvais exemples. Toutes les ruses, tous les déguisements y passent. On songe forcément à Carco, Simonin, Le Breton. Ils vont aux quatre coins du monde. On les découvre rois d’une tribu nègre, amiraux dans la loge royale de Covent Garden, bédouins à l’ombre des Pyramides, voleurs de diligences, chasseurs de lions, cosaques chez les popofs, lanciers du Bengale comme Gary Cooper, Franchot Tone et Richard Cromwell, piqueurs de diams chez les rosbifs, escrocs patentés à la cour de François-Joseph d’Autriche, conseillers auprès de Guillaume II. Tous au trou ! Là, naturlich, ça plaît. Trois types qui font la nique aux fridolins honnis, c’est douceur. Succès garanti. Leur grossièreté ? Balpeau ! On commente quand même : « Ces Pieds Nickelés usent d’un langage ordurier, ma chère, mais qu’est-ce qu’ils passent aux haricots verts (Allemands) ! » C’te pinte, bon diou ! Teufel ! On se tirebouchonne, on se gondole, on se fend le bol, on se cintre, on se boyaute, on se poile !

Lorsqu’ils ont fait intrusion dans le cinéma, cela n’a pas été un succès. Le metteur en scène Aboulker adapta les aventures des célèbres héros de Forton dans Les Aventures des Pieds Nickelés, puis dans Le Trésor des Pieds Nickelés. Aujourd’hui, quand on regarde ça, on est obligé de se forcer pour esquisser un sourire. En 1947, après l’Occupation, l’épuration et les problèmes de marché noir, le film connut un grand succès. Rellys jouait Croquignol, Maurice Baquet était Ribouldingue et Robert Dhéry, l’homme des Branquignols, Filochard. Dans le genre « chatouille-moi où ça me démange », ça valait son pesant de cacatoès. Le style kolossal de Papa Schultz. Le deuxième opus (avec Paredes à la place de Dhéry) sert la même limonade. Ça pétille mais c’est trop sucré. L’inspecteur Sherlock Coco est gros comme un panier à salade, le propos aussi mince qu’un fil à couper le beurre.