Quant au troisième film (1964), mis en scène par Jean-Claude Chambon, avec Charles Denner en Filochard, Michel Galabru en Ribouldingue et Jean Rochefort en Croquignol, c’était sympa, physiquement ressemblant, surtout Rochefort, mais ça sentait la dèche. Un manque évident de moyens, comme on dit dans les dicos de cinéma. Dommage, car la distribution brillante à laquelle il fallait ajouter l’inimitable Carette et le merveilleux Francis Blanche était digne d’un grand classique. Avec un Audiard aux dialogues, même avec des personnages aussi typés, ç’aurait pu approcher la veine des Barbouzes ou de Ne nous fâchons pas.
Pour la petite histoire, il faut savoir que les Pieds Nickelés ont également inspiré plusieurs chansons, une opérette de Bruno Coquatrix (oui, l’ancien patron de l’Olympia), ainsi que l’enseigne d’un café du Père Lachaise.
Tout le monde l’admettait, en compagnie des Pieds Nickelés, l’argot était devenu la langue de tout le monde, ce qui est peut-être la véritable définition de l’argot. On se gobergeait à la musique, on se régalait à la crapulerie. Alphonse Boudard a parlé des « copains de notre enfance ». Dans le monde des mangas, des jeux où l’on tue tout le monde sur Internet, les Pieds Nickelés ont-ils encore leur place ? Tout cela semble suranné, vieillot, ringard, anachronique, au même titre que Bécassine, Tartarin, le Renard de la fable, Rocambole et le petit Chaperon rouge. Internet bouffe tout. Que restera-t-il alors ?
Avant Céline
Petit cousin des Pieds Nickelés, car il y a quelque chose d’irrésistiblement BD dans l’œuvre du cocardier et antimilitariste Céline, nous voilà au cœur même de ténèbres scintillantes, entre Barbusse et Dorgelès, avec un petit clin d’œil à Carco, Marc Stéphane, Marmouset et Galtier-Boissière. Il y a bien sûr la guerre de 14, la langue des tranchées, le choc titanesque, les millions de morts, la boucherie à grande échelle, l’infernal traumatisme, et puis la gouaille de tous ces auteurs nés entre 1873 et 1891, un peu avant Destouches, né lui en 1894, comme chacun sait. La liste est plutôt copieuse. Procédons donc par ordre chronologique.
Barbusse, sacré coco, marxiste pur et dur dès 1920, engagé volontaire et combattant de première ligne à quarante-cinq ans, fut couronné par le Goncourt en 1916. Son livre s’intitulait Le Feu, journal d’une escouade. Inutile de dire que Destouches, engagé volontaire lui aussi en 1912 au 12e cuirassier, avant de se mettre à l’ouvrage (Voyage au bout de la nuit date de 1932), et après douze métiers, treize misères, avait dû lire avec une sagace attention ce que lui-même avait enduré sur le front. Il faut bien le reconnaître, hormis le témoignage saisissant, réaliste, mais répétitif, que représente Le Feu, on finit par se coquer le poivre (s’ennuyer). C’est longuet, farci de pathos, blindé de bons sentiments, persillé d’une graisse à canon parfois à la limite de l’indigeste. Barbusse, poète sensible et pacifiste qui créa le groupe Clarté avec Romain Rolland, exalté par la Révolution russe, séjourna en URSS à plusieurs reprises. En 1935, il finit par crever son pneu (mourir) à Moscou, ce qui était le rêve de tous les petits pépères du peuple. Auparavant, il avait pondu une sorte d’ode à Staline, sans avoir vécu le pacte germano-soviétique. Enbolchevisé jusqu’au trognon, ce qui contribua à parler de « trognon soviétique », il fut enterré au Père-Lachaise, non loin du mur des fédérés, où reposent Marcel Cachin, Maurice Thorez, Jacques Duclos et Beaumarchais, qui n’a rien à voir avec Georges.
Dans Le Feu, on dévide évidemment de l’argot, du solide, aussi bien à la riflette que pendant le quotidien du poilu :
Tous ces poilus-là, ça n’emporte pas son couvert et son quart, pour manger sur le pouce. I’ leur faut ses aises. I’s préfèr’t mieux aller s’installer chez une mouquère de l’endroit, à une table exprès pour eux, pour chiquer la légume, et la rombière leur carre dans son buffet leur vaisselle, leurs boîtes de conserves et tout leur bordel pour le bec.
Et quand la soupe tarde, obligado, ça renaude dans la troupe :
— V’là huit plombes. Tout d’même, cette croûte, qu’est-ce qu’elle fout, qu’elle radine pas ?
On incrimine les gars de l’ordinaire :
— Ah ! les malfaisants, les vermines, que ces hommes de corvée ! Ah ! Si j’étais le maître, ce que je les ferais venir à la place de nous !
On attaque également les tire-au-flanc :
— J’t’en foutrai, moi ! Attends voir comme j’les f’rais décaniller au pajot, si seulement j’étais là. J’te les réveillerais à coups d’tartine sur la tétère !
On décrit l’insolite des situations :
Il attigeait même, on peut l’dire. La première fois que j’l’ai zévu dans sa cuisine, tu sais avec quoi i’ s’f’sait mijoter la tambouille ? Avec un violon qu’il avait trouvé dans la maison.
Dans la description, on a le sentiment que ça célinise. Il n’est pas inopportun de préciser que Barbusse a joué du point de suspension lui aussi, influençant Céline qui, dans sa manie obsessionnelle du mensonge, de l’infiniment apocalyptique, a raconté que ça lui venait de sa mère (la bancalo qui ne boitait pas plus qu’une autre !). Une histoire de broderie, point de croix, point d’Alençon, un point à l’envers, un point à l’endroit.
Ce nonobstant (pour employer le style pandore), on ne rayonne pas absolument de la terrine en lisant Barbusse. Il y en a trop : « Tout ça, c’est du bourre-mou. J’sais pas calculer et m’fous des boniments que tu m’balances. » Manque sans doute cette émotion qui caracole entre cornemuse, palpitant et illusion. Bref, l’étincelle. La lumière, ce truc si célinien, hors des fadaises et des sentiers rebattus. Ainsi que l’expliquait Boris Vian à propos de Céline, et qu’on pourrait appliquer ici à Barbusse : « Dire merde une fois toutes les cinquante pages, c’est très costaud. Toutes les pages, c’est emmerdant. »
Pour Dorgelès, l’argot est une épice. Disons que c’est fait pour prononcer le goût ou le dégoût. Seuls certains titis, par opposition à des appelés de la haute, s’expriment de cette façon. Dans Les Croix de bois, qui décrivaient le supplice quotidien des poilus dans les tranchées de 1916, avec pour héros un étudiant, un ouvrier, un artisan, bref, toutes les couches sociales les plus touchées par le carnage titanesque organisé par les généralissimes et des chefs de gouvernement aussi cacochymes que déliquescents, Vieuxblé parlait comme un griveton, mais aussi comme un apache des barrières. C’était l’épice Dorgelès. Extrait :