— Tais-toi, réplique Vieuxblé sans se fâcher. T’as jamais eu l’honneur d’y traîner tes grolles, à Paname, bouseux. Je la connais, ta capitale : y a que des cochons sur le boulevard.
— Quoi qu’il dit, ce feignant-là !
— Il dit que t’as jamais débarqué à Paris, plein vase, avec ton biau costume des dimanches et le canard dans le panier. D’abord, t’aurais pas pu, avec la machine à refouler les croquants. Tu la connais seulement, c’te machine ? C’est juste en face de la gare : quand un péquenot débarque, vlan ! y a un grand coup de piston, et le mec est refoutu dans son train. Ça t’en bouche un coin, Saturnin !
Il y avait du langage populaire, de l’argot et, naturellement, la langue des tranchées. À la sortie des Croix de bois, ce fut le choc, même si l’ordinaire éludait parfois l’horreur :
Ça serait pas le coup de se faire poirer, dit Sulphart l’air méfiant. Être pris à baguenauder pendant que les autres se font les pieds, ça chie…
Et, plus loin, l’ordinaire, l’instinct de survie, la vie tout court :
Vairon, sans se faire prier, puise dans le chaudron avec son quart, et en sort une sorte de pâte épaisse et violâtre dont la seule vue lève le cœur. Il goûte lentement, à petites gorgées de gourmet.
— C’est fameux, fait-il. Sans charre, c’est pépère ; seulement — et il semble chercher un moment — on dirait tout de même qu’il manque…
Mieux que Dorgelès, écrivain exotique qui termina sa pittoresque carrière comme président de l’académie Goncourt, François Carcopino, alias Francis Carco, dandy rupin et encanaillé, auteur du très emblématique Jésus la Caille (1914), est le bourgeois argotier par excellence, fasciné, littéralement envoûté, hypnotisé par la langue verte. En résumé, une sorte de Corsico qui se continentalise au contact de Bambou la Tapette et de Mina la Pute. Cette dernière, d’après la description, possède une carrosserie hors du commun : « Une taille de ronce, deux châsses (yeux) charbonneux dans une belle bouille, une jolie petite gargue (bouche), des doulos (cheveux) châtains en pagaye sur le front, et ces deux roploplos ravissants qu’il s’mit à caresser de sa large pogne. »
Il aime tellement l’argot, Carco, qu’il a la fâcheuse habitude de charger la mule jusqu’à épuisement. Entre forts et fortiches des Halles, il exagère le trait, le vocabulaire, la sémantique, charibote (exagère) jusqu’à amalgamer morphologie et phonologie, panache et panaché, graphème et phonème. Lui aussi s’imbibe à la suspension, ajoutant l’exemple à l’explication dans Le Roman de François Villon (1926), puis dans Traduit de l’argot, en 1931. « J’aime personne et c’est de ça surtout que le noir (le cafard) me vient », confessait-il sur le ton de la dérision. Il craignait que le destin lui fît des paillons, autrement dit des infidélités. Si cela ne fut pas le cas, car la vie de Carco fut comblée et pleine de succès, il n’en reste pas moins que ses livres sont plaisants, rigolos, bien documentés, parfois poivrés, rebondissants, boostés au ressort de caleçon. Mais jamais émouvants. Lorsque Carco dépeint le milieu, marqué par Utrillo, le Montmartrois qui avait la colonne en fusion (qui avait soif d’alcool), il se montre intrépidement direct, saignant, aigre-doux, comme dans ses chansons. Parigot chic, lui le natif de Nouméa, il signera même le scénario de Paris-béguin, un nanar gratiné sur le music-hall, avec apaches et saucisses, Fernandel et Gabin, coups de latte et pouské (pistolet en gitan).
En attendant, voilà comment on s’exprimait dans l’inoxydable Jésus la Caille :
Mais va savoir d’où c’est qu’ça vient quand on est pris. Pourtant, ils n’ont poissé qu’Bambou, tu vois, rapport qu’il entôlait l’frère. Moi, je me suis barrée dans l’couloir, continua la fille, et Ménard a boni :
— La Mina, mets-les vivement et retiens ta menteuse !
— Ah, les vaches !
— Méfie-toi, la Caille ; les mecs font le jeu des bourres.
— Mais les bourres font le jeu des mecs, riposta Mina.
Elle ajouta, faisant allusion à certaines histoires qu’elle paraissait ne pas ignorer :
— Je sais ce que tu sais. Les plus marles sont souvent de la Grande Taule.
— La ferme, Mina !
Avec Marmouset, auteur de Au lion tranquille, ce qui n’a rien à voir avec les antiques muscadins ou pathétiques snobs du Café de la Paix, nous sommes plus dans le langage populaire que dans l’argot à proprement parlé. Dans Mal loti, déjà, où ça fleurait le Dickens, Marmouset décrivait ainsi une bonne mère de famille : « Elle était tranquille chez elle avec son ménage et ses moutards, et comme elle était heureuse, elle n’aspirait point à autre chose. » Avec Au lion tranquille, ça rugit un peu plus. On navigue entre Bastille et Ménilmontant. L’histoire de ces copains qui se retrouvent après la Grande Guerre, a quelque chose de piquant, d’universellement fraternel. Cela fait penser à des répliques cinématographiques. Exemple : « Y en a des plus marles que técole (toi) qui m’ont cuisiné depuis quinze jours et je leur ai dit que dalle. » Ou encore : « T’as vu, c’te bougie (tête) qu’il faisait l’mec ? dit en rigolant le même Marmouset. » Et enfin :
— Ah ! lui, je l’ai revu. Il lui est arrivé une drôle de combine. Il s’était marié et avait eu un môme. Un beau jour, sa femme les a laissés choir tous les deux. C’est pas ça qui l’embarrassait ; il ne s’est pas frappé ! il a foutu le moujingue à l’Assistance puis il est parti en province. Je crois qu’il est à Marseille avec une Italienne ou une Espagnole… J’sais pas, quoi… Et toi, mon petit Marmouset, as-tu seulement revu ta Marinette… tu te rappelles ?
— Mais oui, dit Marmouset, je l’ai rencontrée une fois. On s’est causé, naturellement… depuis le temps ! Elle m’a dit qu’elle était sérieuse et mariée avec un flic.
— C’était forcé qu’elle tourne mal, murmura Jacquot avec un sourire.
Au moyen d’un argot essentiellement parisien (mais y en a-t-il un autre ?), Marc Stéphane, auteur de Sirènes de cambrouse, Margots des bois, puis Ceux du trimard en 1928, donne la parole à ces gars qui, de village en village, vont offrir leurs services pour des besognes pas toujours reluisantes. Il s’agit essentiellement du travail de la terre. Et souvent de ce qu’il y a de plus ardu. Marc Stéphane s’inscrit ainsi dans le sillage du fier Marmouset, porte-parole de la scoumoune et des déshérités, ce qui ne l’empêchait pas de décrire de charmantes jeunes filles en ces termes :
Oui, j’avais bien vu : une vraie figure de fille, mais ingrate, chafouine, pointue, les yeux en trou de pine, bref, plutôt déplaisante et pas sympathique pour deux sous.
Pour le travail, certains mots fleurent la désuétude :
Et Batiss’ juché comme un milord sur le chargement de maïs fourrage qu’allait faire un fameux matelas pour piquer un somme durant le carroi, vu qu’on était en pleine canicule et que bourguignon tapait comme un sourd.
Eh oui, le bourguignon n’est pas ce rude campagnard couperosé et replet qui se plaint de la météo, qui boit comme un évier et répand des pesticides dans le sol de ses aïeux comme vache qui pisse, mais le soleil, mot remontant à la monarchie de Juillet, donc à François Vidocq. Pour cet astre reconnu chez les Égyptiens sous le nom de Râ, il y a encore mahomet, moulana, dardant, flamboyant, luisard. On n’arrête pas le progrès.