Выбрать главу

Loulou : T’as fini, j’te demande ?

Jo : Et puis c’est pas un homme ! T’as entendu ce qu’il a boni au flic, l’aut’ dimanche à la porte Maillot ? « Excusez-moi, monsieur l’agent, je n’avais pas vu le signal. » Va donc, eh dégarni !…

Louis-Ferdinand Céline

Voilà ce que disait Céline à propos de l’argot : « Ils nous font chier avec l’argot. On prend la langue qu’on peut, on la tortille comme on peut, elle jouit ou ne jouit pas. Voltaire me fait jouir. Bruant aussi. C’est le pageot qui compte, c’est pas le dictionnaire. Tous ces rafignoleurs d’argot suent l’impuissance. Les mots ne sont rien s’ils ne sont pas notés d’une musique au tronc… »

Céline, excessif ? Bien sûr. Céline, injuste ? Naturellement. Céline ingrat, lui qui a introduit du « vrai » argot dans Mort à crédit, grâce à ses relations montmartroises, notamment le peintre Gen Paul ? Sans aucun doute. Mais un écrivain n’est pas grand à cause de l’argot ou d’une succession de gros mots. Céline est avant tout Céline. Un génie. Une énigme. La victime d’une époque monstrueuse. Un condensateur, comme dit Philippe Sollers.

Tout et son contraire, voilà la technique célinienne. Il faut imaginer le fâcheux qui répond noir quand on lui dit blanc et qui répond blanc quand on lui dit noir. L’emmerdeur absolu. Un gars au bar, clope au bec, blanc limé à portée de main, désabusé, moqueur, le regard dans le vide. Sauf que Céline ne boit pas, ne fume pas, n’a rien de désabusé, se sent plutôt contempteur, n’a pas le regard dans le vide. Il ne cause pas non plus, il écrit. C’est Don Quichotte au pupitre. Extrait de Mort à crédit :

Tu me raconteras des saloperies… Moi je te ferai part d’une belle légende… Si tu veux, on signera ensemble ?…

Céline n’est pas ordinaire, c’est le casse-couilles planétaire, le paradoxe sur pattes, le contraire articulé, le chauffeur de taxi qui râle, renâcle, fulmine, qui s’exprime dans un patois haineusement existentialiste, surréaliste, dadaïste, tricoté d’argot (quand même !), de citations coiffées comme des aisselles, pour que tout soit ensuite passé à la moulinette du style. Extrait de Guignol’s band :

Dans qui je me fous ? Là, dis-moi ? La chance entre mille ? Dans Picpus et Berthe sa femme !… celle de Douai !… Je la connais celle-là tu penses ! c’est un lard ! Cadeau ! J’en veux pas !

Une alchimie propre à Céline, une impasse, un mollard d’émeraude, un diamant plus gros que le Ritz, un rubis dans la mare aux connards, un Cagliostro qui change le plomb des mots en or d’émotion. Et lui ? Un bourreau, une victime. Un Marivaux de bistrot dont la langue incarne jusque dans la syntaxe le naufrage de la raison humaine. Un Saint-Simon de zinc dont la langue ciselée à la dynamite a accouché de l’abjection et du génie. Extrait de D’un château l’autre :

Le temps qu’on avertisse les flics, qu’ils viennent qu’ils voient le mort… qu’ils aillent chercher une civière… le maccabé était envolé !… pas tout seul, bien sûr… ils arrêtent tout le monde !… le tôlier, les témoins, la bonne, tout ! une heure après, les flics rallègent ! micmac ! le cadavre était là, revenu !… bien le même ! trois couteaux dans le dos !… ça va plus !

« Un poète de l’abjection », a dit Jean d’Ormesson. L’argot, au fond, trouve ses racines avec Céline, Rabelais mâtiné de Bibi Fricotin, haine fondamentale au fondement de l’homme. « Cette frénésie de l’invention verbale, disait Malraux, je ne l’ai rencontrée qu’une fois, éblouissante et acoquinée à une gouaille de chauffeur parisien : chez Louis-Ferdinand Céline. » Cela revient à dire ce que pensait Trotski : « Céline écrit comme s’il était le premier à se colleter avec le langage. » Ce langage, c’est celui de Gnafron et de Marie de France. Des lais ni bouillis, ni homogénéisés, ni pasteurisés. Le style à l’estramaçon. Bref, une veine médiévale. « Une manière de manier le langage populaire avec une science consommée », écrivait Drieu la Rochelle. Le compliment tient debout. Céline, affreux jojo, vilain au sens moyenâgeux, sicaire et ménestrel, appartient à la famille de Breughel, du Greco, de Goya. Il est l’abominable homme des songes. Un yéti qui se met perpétuellement en scène, attribuant à l’autre ce qu’il ressent ou pense lui-même. « La race, écrit-il dans Voyage au bout de la nuit, c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus des quatre coins du monde. » Et, emporté par son cyclone, son acrimonie, son émotion cuite et recuite dans le ragoût des néologismes, entretenue dans un purin d’injures, de mots d’argot branlés à hue et à dia, il peut s’écrier, comme dans la préface de Guignol’s band :

Émouvez-vous ! Émouvez-vous bon Dieu ! Ratata ! Sautez ! Vibrochez ! Éclatez dans vos carapaces ! fouillez-vous crabes ! Éventrez !…

Toujours en quête d’une balnéo de brenne ou d’une thalasso de fumier, car Céline voit le mal, la bassesse et la crasse partout, il ne peut pas aligner deux mots sans vitupérer. Il est trivial, obscène, ordurier. Il n’utilise pas l’argot, il est l’argot. « Ne pensez pas que mes goûts m’attirent vers le “parler vert”, dit-il. Je suis au contraire un grand admirateur de l’abbé Brémond et de Tallement des Réaux. J’ai acquis le “parler direct” surtout dans une pratique médicale de trente ans. Je suis médecin avant tout. »

L’homme a du corps — et même du corps de garde. Lorsqu’il se sert de l’argot, c’est parce qu’il a été séduit par cet idiome, par les intonations, par la drôlerie, par l’aspect caché, par le côté ludique, et aussi parce que « l’argot, c’est le langage de la haine ». Une langue de damné, d’ouvrier, de laissé pour compte, qui permet de ne pas être compris par son chef, vu que la vie est un chantier jamais achevé où pullulent les supérieurs, les patrons, les empêcheurs de s’émouvoir en rond. Pour Céline, c’est une expérimentation. Dans Voyage au bout de la nuit, on avait affaire à un argot de circonstance, dans Mort à crédit, c’est un argot de constance. Extrait de Mort à crédit :

À peine qu’il avait dit deux mots, l’autre lui branlait un tel coup de boule en plein buffet qu’il allait se répandre sur le treuil…

Au-delà du jeu avec les mots, on veut dire que l’information y est allée de ses indics, que la langue s’est enrichie « scientifiquement » au contact de « quelques arcandiers bien affranchis ».

Dans Voyage au bout de la nuit, road-movie entre la guerre, l’Afrique, l’Amérique et l’imaginaire, on trouve l’argot de tout un chacun. Malraux le précise d’ailleurs : « Céline se sert d’un argot familier, celui que nous avons entendu dans notre enfance. » C’est l’argot des gros mots et du langage populaire, un argot qui n’en est pas un, car il n’utilise pas les mots chers à Villon, Vidocq ou Bruant. Tout cela pourquoi ? Parce que Céline est un raffiné.

De son propre aveu, il s’estime au-dessus de l’ordinaire. C’est une revendication récurrente. Il brouille les pistes, saucissonne les contingences, montre sans expliquer. Voici ce qu’il écrit au début de Bagatelles pour un massacre, histoire de moquer les faux raffinés, comme Jacques Laurent, plus tard, moquera les commissaires politiques du dictionnaire :