Un raffiné valable, raffiné de droit, de coutume, officiel, d’habitude doit écrire au moins comme M. Gide, M. Vauderem, M. Benda, M. Duhamel, Mme Colette, Mme Femina, M. Valéry, les « théâtres français »… pâmer sur la nuance… Mallarmé, Bergson, Alain… troufignoliser l’adjectif… goncourtiser… merde ! enculagailler la moumouche, frénétiser l’insignifiance, babiller ténu dans la pompe, plastroniser, cocoriquer dans les micros…
Un truc à retenir pour bien comprendre Céline : au panthéon des écrivains, Céline est le plus grand (c’est lui qui le dit). Il est le plus beau, le plus raffiné, le plus martyrisé, le plus chieur, le plus parano, le plus haï (normal, car il faut haïr son prochain comme soi-même), le plus à cheval sur la ponctuation (comme Cioran, il mourrait pour une virgule !), le plus vétilleux, le plus encyclopédique, le plus grammairien, le plus vétilleux sur la distinction, le dandysme, l’anarchie (c’est toujours lui qui le dit). Le plus, c’est lui. Monsieur « Plus » qui prend son pied avec les « Moins ». Un cation qui carambole les anions. Un écrivain thermonucléaire.
Sorti tout pantelant de son milieu petit-bourgeois qui se piquait le nez à l’antisémitisme de Drumont, puis infusé dans la lecture de Zola, de Barbusse, de Bruant et des grands classiques, il a joué sur l’émotion, puis s’est mis à engueuler tout le monde, tel un poissard sur le marché. Il a fourgué son fiel, sa camelote et son remugle de chinchard avarié, sûr que « la seule vérité dans ce monde, c’est la mort », farci de la duplicité vertigineuse et survitaminée d’un titi au café de tous les commerces. À l’époque, d’aucuns l’ont eu saumâtre. Cette grossièreté, cet argot, cette perpétuelle animosité de Brummell attifé en Thénardier, il faut en convenir, ça vrille les nerfs. Les patiences. Les consciences. En d’autres termes, l’imprécateur gênait.
Et là, forcément, ça cascade. Pour Simone de Beauvoir, cet homme « est menteur, mythomane, fou, et affiche un certain mépris haineux des petites gens qui est une attitude préfasciste ». « Il nous casse les pieds avec son argot », disent d’autres. Car l’argot, c’est comme les blagues, il ne faut pas se creuser pour le comprendre, sinon c’est foutu. Avoir besoin d’un dictionnaire, c’est assommant. Céline n’en a cure. Il pense qu’on doit avoir un peu de délire en soi et beaucoup de musique pour accéder au crépuscule des dieux. Mais cela ne va pas de soi. Le crépuscule sent la nuit noire, d’autres râlent, groument, rouspètent au grand jour.
« Comme tout paranoïaque, Céline reste très imprécis dans ses récits et donne l’impression qu’autour de lui grouille dangereusement une vie abjecte », écrit Elias Canetti. Pour Élie Faure, Céline « piétine dans la merde ». L’auteur du Voyage, ce « roman de gueux », commente Paul Nizan, « asphyxiant », tranche François Mauriac, se fout de la gueule des gens, des spectateurs, et parfois des lecteurs, tout comme le faisait Bruant, ce qui incline Malraux à dire : « Céline a quelque chose du chanteur anarchiste de café-concert. » D’autres, à l’instar d’Henri de Régnier, académicien docte et barbichu, écrit : « Le narrateur est un sombre bavard et un raseur impitoyable dont il nous faut écouter l’intarissable monologue. Pour le suivre, il faut mettre des bottes d’égoutier et se boucher le nez. »
Le summum est atteint par un certain André Bilieux (le bien nommé) qui, en 1932, écrit dans une feuille de chou : « Dans vingt ans, on ne parlera plus de Céline alors qu’on lira éternellement Duhamel. » M. Bilieux se trompait. Ainsi que l’incomparable Paul Léautaud, tout confit de misanthropie et de pisse de chat, qui déclarait à un ami : « J’ai voulu démontrer que Céline n’est qu’un Jehan Rictus en prose, que la grossièreté, que la vulgarité sont faciles, que le ton populacier (à vomir) n’est pas le talent, qu’il y a chez Céline du dément (trépané), qu’il écrit pour ne rien dire, qu’il est victime d’un illusion dont il reviendra. Peine perdue, il en est féru jusqu’à l’absolu. »
Tous oublient une chose : l’incandescente liberté des mots. C’est dangereux, certes, mais comme le fait observer Hélène Carrère d’Encausse : « Les mots, c’est la liberté de l’individu. » Ce qui ne veut pas dire non plus, ainsi que le suggèrent certains, qu’il suffit d’écrire en argot pour susciter l’émotion.
Le langage parlé de Céline, tel qu’il apparaît dans Voyage au bout de la nuit, est surtout constitué par le génie d’un grand écrivain. « Le français-métro, écrit Pol Vandromme dans Céline[18], le français véhiculaire des marchandes des Halles ou des manœuvres de la Régie Renault, n’a pas le talent de celui de Céline. Pourquoi ? Parce que c’est un français enregistré, et qui n’a pas été réécrit. Faire d’une langue parlée une langue écrite, c’est tout le problème, et on ne le résout pas facilement. Il ne suffit pas d’écrire en argot pour susciter de l’émotion. »
Dans Entretiens avec le professeur Y, Céline s’explique : « L’émotion ne se retrouve, et avec énormément de peine, que dans le “parlé”… l’émotion ne se laisse capter que dans le “parlé”… et reproduire à travers l’écrit, qu’aux prix de peines, de mille patiences. »
Au regard de ces contradictions ambulantes, peut-être Destouches avait-il un compte à régler avec Céline ? D’après de nombreux cliniciens, Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, né à Courbevoie en 1894 et mort à Meudon en 1961, est un authentique schizophrène atteint par le délire de persécution. Il multiplie les tares. C’est l’obsessionnel par excellence. Le maniaco-dépressif qui se la mord. Il est fort possible que le médecin hygiéniste auteur du remarquable Semelweiss n’ait jamais pardonné à l’auteur du Voyage au bout de la nuit de l’avoir à ce point coiffé au poteau, effacé, réduit à l’état de double, d’homoncule bègue et baratineur. Dr Destouches et Mr Céline. Destouches est une évidence, Céline une exigence. « Tout bien réfléchi, il n’est même pas sûr que Céline ait jamais existé en chair et en os », a écrit André Brincourt. Il n’a pas tout à fait tort. L’ectoplasme Destouches, l’incube Céline. Un démon en chair et en os. Selon Jean-Louis Bory, « ce fantôme n’arrêtera jamais de tirer les pieds des dormeurs ». Et même, pourrait-on ajouter, de les faire roustir sur la braise, comme les chauffeurs d’Orgères.
Dans le langage heurté, saccadé, hystérique de Céline, on perçoit l’immense chagrin de l’enfant devenu adulte, une jeunesse aussi inguérissable qu’une vieille blessure : « Ma mère a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu. » Gigantesque duplicité : le tragédien qui joue avec la vie, le pitre qui se moque de la mort. Conclusion : l’écrivain qui a mis si violemment l’homme en tête à tête avec lui-même est cupide. L’homme solitaire jeté à la dérive parmi les désordres d’un monde qui va au désastre et dont il s’acharne à découvrir les dessous vient de ce monde-là. Cet homme révolté est un Camus bouffé aux mythes, un existentialiste qui connaît l’existence. Si chez Sartre, l’enfer, c’est les autres, chez Céline, c’est l’enfer du décor. La méchanceté de l’homme le répugne et le fascine car il y retrouve sa propre méchanceté. À l’opposé de Rimbaud, autre révolté, il ne croit pas à la vraie vie. C’est bien son problème. Le dandy libertaire qui affirme ne croire en rien ne voit que la bêtise, la bassesse, l’hypocrisie, les petites destinées faites de grands mensonges. Et il se laisse emporter par ce torrent (de boue) pour en devenir le courant. Être un damné, pour lui, est un destin. La récompense suprême.