Contestataire, extrémiste, colérique, désespéré, avare, cruel, magnanime, malveillant, voyeur, plein de compassion : tout lui va comme un gant (de boxe). Pourtant son dégoût est si profond qu’il se contente d’assister, résigné, à la lamentable décomposition de la société dans laquelle il évolue, se servant des mots, des formules argotiques, des insanités, comme d’une masse de démolisseur. Relisez donc le Voyage. Peu d’argot, beaucoup de langage populaire. Une forme plutôt classique, des subjonctifs tirés au cordeau, quelques points de suspension d’asthmatique. Extrait :
Le juteux du ravitaillement, gardien des haines du régiment, pour l’instant maître du monde. Celui qui parle de l’avenir est un coquin, c’est l’actuel qui compte. Invoquer sa postérité, c’est faire un discours aux asticots. Dans la nuit du village de guerre, l’adjudant gardait les animaux humains pour les grands abattoirs qui venaient d’ouvrir. Il est le roi l’adjudant ! Le roi de la mort ! Parfaitement ! On ne fait pas plus puissant. Il n’y a d’aussi puissant que lui qu’un adjudant des autres, en face.
C’est le grand style oratoire dont parlait Roger Nimier. Ensuite, après un détour à Montmartre, le commerce d’argotiers du coin, tel le peintre Gen Paul, d’autres zozos dans la dèche, Céline se lâche, se débride, jongle avec l’argot, la sexualité, la scatologie, les locutions interjectives, les métaphores aux ellipses agressives. Il phagocyte ce langage qui lui sied à merveille. Comme en informatique, il y a enrichissement. Extrait :
Toute la crasse, l’envie, la rogne d’un canton s’était exercé sur sa pomme. La hargne fielleuse des plumitifs de sa propre turne il l’avait sentie passer.
L’originalité du style de Céline, contrairement à ce que l’on a dit et redit, se situe moins dans l’argot que dans l’articulation très personnelle de la phrase. Autre extrait de Mort à crédit :
J’en pouvais plus !… Je renâclais… Elle me sifflait dans la musette… J’en avais plein le blaze, en même temps que ses liches… de l’ail… du roquefort… Ils avaient bouffé de la saucisse… Je me dis au flanc… « Bagarre Mimile… » J’avais beau être dans les pommes… le temps d’un éclair… Je m’arrache…
Les spécificités langagières de Mort à crédit sont encore plus probantes dans Bagatelles pour un massacre :
Et puis il lui tâte les burnes… comme ça… tout doucement… le gland… et puis alors il l’astique… le clebs il est tout heureux, il se rend, il se donne… il tire la langue… Au moment juste qu’il va reluire… qu’il est crispé sur la poigne… Alors, tu sais ce qu’il lui fait ?… Il arrache d’un coup le paquet, comme ça !… Wrack !… d’un grand coup sec !… Eh bien toi ! tiens ! dis donc ravage ! tu me fais exactement pareil avec tes charades… Tu me fais rentrer ma jouissance… Tu m’arraches les couilles…
Cela transpire à travers certains écrits, le fanatisme de réaction de Céline laisse place à un fanatisme de décomposition. Il veut convaincre, il se croit dépositaire d’une prophétie dont la révélation importe au salut de l’humanité. Il est le grand inquisiteur de la langue. Et en même temps le pauvre malheureux à qui l’on inflige la question. Ce qu’il fait, avec sa langue torturée, ses hardiesses, ses vérités estrapadées, ses rébellions de style, ses imprévus et son intempérance, c’est de parier contre la mort. Et puis quoi encore ? On s’en rend compte, le pamphlétaire est un naïf. Rien de pire qu’un naïf qui se fait blouser, il devient impitoyable. Céline se figure que les livres exercent une fonction réformatrice et que l’on peut sauver le monde en l’engueulant, non pas en invitant à la rescousse les distinguos de l’analyse, mais en mobilisant les rancœurs et les cris des suppliciés. Forcément il y a de quoi tourner amer, ordurier, argotique, plein d’une alacrité massacreuse digne de Rabelais, de Villon et de Léon Bloy, imprécateur dévoré par le fanatisme, médecin qui réagit en malade, faux modeste entrant en fanfare dans la littérature, cassant la baraque et roulant tout le monde dans la fange.
Bon nombre de détracteurs de Céline se frottent les mains. Commémoré ou non, le monstre est un névrosé, un maniaque, un salaud méchant comme un cent de clous, un psychopathe bon pour la camisole. Il n’y a pas à revenir là-dessus. On ne transige pas avec les racistes. Les Beaux Draps, L’École des cadavres, Bagatelles pour un massacre, avec leur antisémitisme, leur argot séminal, leur haine du genre humain, sont infâmes. « Un insupportable et méprisable charabia », écrit Jacques Guyaux. Pour Jean Renoir, « Céline était surtout ennuyeux comme la pluie ». Céline, lui, était aux anges. Plus on le haïssait, plus il jouissait. Mais bon, comme on dit maintenant, il faut lire Céline. Tout. Les mots giclent, l’argot se transcende, et le marionnettiste prend son fade, lové autour de son ouragan, blasphémateur illuminé, contempteur de l’universel mécaniste, à bout de souffle, confit de parodie, décrit par Marcel Aymé comme « le champion de la vie spirituelle » ( !).
Si le parano nous tape parfois sur le système, c’est que l’argot, la noirceur, l’adjectif décalé, le mot mille fois paluché, nous submergent. On étouffe. On suffoque. C’est à se taper le cul par terre. L’histrion, lui, triomphe au sommet de son cyclone. Ah ! Ah ! Ah ! Le rire de Don Juan dans les flammes ? On en prend plein les yeux. L’autre débagoule de plus belle, déboule à fond les manettes. On se dit que le génie est une impasse. Qu’il cherche encore à nous rompre, à nous corrompre. Qu’il se fend la pêche au fond de sa caverne. Qu’il gagne son pari, l’infect. Que se dit-on encore ? Que le maudit s’acagnarde ? Se goberge ? À force de manier l’ironie, l’ironie s’est retournée contre lui. Restent les textes. Ses livres. Sa correspondance. Un truc comme ça, extrait de Normance :
Ah, saligots !… brrroum ! et vrang ! coup sur coup !… l’immeuble reprend un penchant !… une des persiennes arrache des briques !… Y a pas que le plancher ! les murs ! le plafond ! tout gode !… Jules est pas seul à naviguer !… Il peut avoir soif… nous on a pas soif peut-être ? Et les ennemis de l’emmerdeur de s’écrier :
— Tu veux pas mourir, cochon ?…
Après Céline
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’argot est à toutes les sauces. La Bible, l’Antiquité, La Fontaine : tout y passe. Il y a en plus la mode des romans policiers made in USA. Carter Brown, Peter Cheyney (« À toi de faire, mignonne » immortalisé au cinéma par le consternant Eddie Constantine dans le rôle de Lemmy Caution), James Hadley Chase sont les grands gagnants de la tombola « Série Noire ». La langue évolue en douce, inexorablement. Comme la viande, elle se rassit et se bonifie. L’enrichissement est une constante de l’argot. Une spécificité qui offre de la tonicité, de la couleur, de la nouveauté. Le temps ne suspend pas son vol. Avec ou sans Lamartine, il y a toujours quelqu’un, quelque chose, un phénomène ou une mode qui fait que l’exercice de stagnation se métamorphose en jonglerie kaléidoscopique. Les mots fusent, les significations également. Le problème, avec l’argot, c’est qu’il ne vous donne pas la permission de prétendre à l’exhaustivité. L’amusette philologique est toujours dépassée par l’ampleur des courants, des mouvements. Difficile de cerner l’origine, la fin, les vocables, les métaphores d’une lumière qui joue aux quatre coins. Tel synonyme peut s’avérer obsolète, tel néologisme grossit une signification, puis une autre. Cette cuisine se déglace à l’inventivité. Tournures, expressions et nuances s’accommodent des sauces les plus élaborées, des jus les plus fulgurants. Cette diversité est un manège qui enivre, un alcool aux goûts multiples, un champ de fleurs aux essences entêtantes, surprenantes, inclassables, insolites.