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Après Céline, chacun s’est essayé à la bricole. Illustre figure du Canard enchaîné, Alexandre Breffort a pondu Les Contes du grand-père Zig, Les Harengs terribles et Irma la Douce qui, comme chacun sait, devient un film en 1963, de Billy Wilder, avec l’agaçante Shirley MacLaine et le cabotin Jack Lemmon. Au demeurant, un navet de haut feuillage, où l’on ne croit pas une seconde à cette histoire de prostituée amoureuse d’un flic au chômage, qui se travestit en lord anglais. Mais Breffort connut la célébrité et doubla la mise avec Mon taxi et moi. Une sorte de voyage au bout de la nuit du diesel. L’histoire : un candidat à la G7 vit des expériences nocturnes d’un exotisme tant foudroyant que désopilant, et se prend d’amitié pour Louis, chauffeur lui aussi. Extrait :

Le Louis, ça doit être un sadique. Je l’ai emmené dans un petit bar de lopes où j’étais entré au flan, un jour, au 17 de la rue de Maubeuge. Il y revient souvent sans moi. Et il a les ailes de son grand blair qui battent à coups précipités. Ça ne m’étonnerait pas qu’il soit client pour le borgne.

Fernand Trignol, dont le nom prédestiné nous rappelle un zigue des Pieds Nickelés, était un malfrat abonné à la langue verte. Juste après la guerre, il publie Pantruche ou les mémoires d’un truand, puis Vaisselle de fouille. On retrouve un peu le style d’Albert Simonin, en moins suave, en moins coloré, sans cette musique à la fois entêtante et rousseauiste que Jean Wiener, compositeur inspiré, a su si bien transcrire dans Touchez pas au grisbi. Ce n’est pas du bien équarri, c’est de l’insidieux. La vape, naturlich, concerne la gent féminine. Les images ne manquent pas de piquant. Extrait :

Arrivés chez le Frisé, elle était là, Jacqueline, montée sur des talons aiguilles, drôlement provocante avec ses bas brodés sur ses fumerons, sa jupe serrée et enflée au bon endroit, sa taille de fleur et ses nichons en pointe.

Je peux me vanter de posséder l’édition de 1946 des Dieux verts, dans laquelle l’auteur, Pierre Devaux, qui collabora avec Galtier-Boissière pour le Dictionnaire historique, étymologique et anecdotique d’argot, auteur anecdotique d’une Bible en langue verte (Le Livre des darons sacrés), montre qu’il est avant tout un traducteur, un transcripteur, voire un scribe scrupuleux en peau de nouille, adroit et malin, mais assez casse-bonbon avec la langue. On veut dire par là que toute systématisation, surtout en argot, est bigrement lassante. Trop d’argot nuit à l’argot. Qu’on se le dise, l’exercice pour khâgneux qui prépare un mémoire en se régalant les nougats, repris en chaire de linguistique, n’a rien de ludique. Pierre Devaux est amusant, mais sa marotte reste un aimable clin d’œil olympien à Homère, Eschyle, Jupiter et sa clique. Et pour nous, amateurs bien pourvus, Les Dieux verts sont une pâtisserie égrillarde à l’usage d’universitaires en manque de contrepets. Extrait :

Le séjour dans le bled olympien n’était pas toujours marrant pour Jupiter. Sa ménesse, la terrible Junon, qui avait perpétuellement la praline (le clitoris) en délire, était jalmince comme une tigresse et y faisait sans cesse des scènes. Ils se cassaient des nuages dans la bouille et ce bacchanal épouvantable s’esgourdait jusque dans les enfers. Sans prendre les crosses de la Junon, faut reconnaître qu’elle avait tout à fait tort, car Jupiter la doublait de l’aube des déesses au crépuscule des dieux, et pour une souris royale qui avait le soissonnet (clitoris) aussi tapageur, y avait de quoi aller au charron (appeler au secours).

De la même façon qu’Henri Béraud disait de l’auteur de L’Immoraliste « la nature a horreur du Gide », on pourrait dire de l’auteur de Notre-Dame des fleurs et du Journal du voleur qu’il n’a jamais été « Genet aux entournures ». Superbe champion de l’abjection, vibrant apologiste de la trahison, grand manitou du troufignon, cet intrépide prosateur au « crâne en peau de fesse », « spécialiste du prose », comme disait Alphonse Boudard, était considéré par François Mauriac comme un « auteur excrémentiel ». Dans Pompes funèbres, il écrit : « Une deuxième fois ma main pressa le nœud dont la grosseur me parut monstrueuse : “Si im’met tout le morceau dans l’derch’ i va m’défoncer.” » Sartre, qui le portait au pinacle et qui lui a consacré un essai, Saint Genet, comédien et martyr, le voyait comme un moraliste dans le monde délicat de la réprobation. Jean Genet prônait l’inversion des valeurs. Pas vraiment argotier, au sens rabelaisien du terme, l’ex-taulard, dans Querelle de Brest, écrivait cependant : « Laisse flotter les rubans (soumettre à la prostitution)… J’suis sur les boulets (être sur les noirs)… Magne-toi le mou… Dis-donc, poupée, je marque midi (être en érection)… »

On peut dire que Genet était un classique, un tricheur et un menteur, comme beaucoup de grands écrivains, ce qui ne l’empêchait pas, dans bon nombre de ses écrits, de faire appel à un argot des rues, sinon de prison. C’est parfois salé. Et même poivré. Semblable à certains polars déjantés. Extrait du Journal du voleur :

Je peux descendre un type. Si tu veux je le bute, je le saccage ton mec. T’as qu’à me le dire. Jeannot, tu veux que je le descende ?

Ou encore :

On s’arrangera peut-être heureux si on part à la relègue (relégation). La nuit, s’il fait sombre, il pose culotte, devant la porte cochère généralement, ou au bas de l’escalier, dans la cour. Cette familiarité le rassure. Il sait qu’en argot un étron, c’est une sentinelle.

Et enfin, cet autre passage de Pompes funèbres :

Dans l’œil de Gabès ! Et toc ! Il n’est pas indifférent que parte mon livre, peuplé de soldats les plus vrais, sur l’expression la plus rare qui marque le soldat puni, l’être le plus travaillé confondant le guerrier avec le voleur, la guerre et le vol. Les joyeux appellent encore œil de bronze ce que l’on nomme aussi la pastille, la rondelle, l’oignon, le derche, le derjeau, la lune, le panier à crottes. Plus tard, rentrés dans leur pays, ils gardent secrètement le sacrement des Bat’ d’Af’, comme les princes du pape de l’Empereur ou du Roi s’enorgueillissait d’avoir été, il y a mille ans, simples brigands d’une bande héroïque. Le bataillonnaire pense tendrement à sa jeunesse, au soleil, au coups des gâfes, aux girons, aux figuiers de Barbarie dont la feuille s’appelle aussi la femme du joyeux ; il pense au sable, aux marches dans le désert, au palmier flexible dont l’élégance et la vigueur sont celles mêmes de sa queue et de son môme ; il pense au tombeau, au poteau d’exécution, à l’œil.

Petite œillade à Raymond Queneau, l’homme qui revendiquait la liberté pour le langage, qui n’a jamais montré son zizi dans le métro, qui s’appuyait sur la combinaison magique des mots, la mécanique des transcriptions phonétiques, la rhétorique classique, la langue parlée et, bien sûr, l’argomuche. Ses recherches burlesques dans Exercices de style sont réjouissantes, édifiantes, terriblement comiques. Il joue avec le largonji, le louchebem et le javanais, les trois étant sérieusement imbriqués et se pygmalionisant astucieusement. En javanais, on intercale systématiquement un « va », un « av » ou un « v » entre deux syllabes d’un mot qui s’y prête. C’est ainsi que grosse devient gravosse et pute, pavute. Pas sorcier. En largonji, on remplace méthodiquement une consonne par un « l » et l’on rejette à la fin du mot sa première lettre, ce qui fait que jargon se transforme en largonji et paquet en laquepé. Il y a en plus des nuances, des petits trucs qui compliquent à souhait, qui affinent, déstructurent, comme cave qui devient lavedu. C’est au gré de la fantaisie de chacun. Inutile de dire que l’auteur de Zazie dans le métro ne s’en prive pas. Quand on sait qu’en largonji on peut aussi ajouter un « ème » derrière la consonne rejetée à la fin, pour que boucher se transforme en loucherbème, cela complique encore le rubicube. Le louchébem, d’après les argotologues (à ne pas confondre avec les proctologues), était un argot pratiqué jadis par les bouchers de Paris et de Lyon, et qui consistait à substituer un « l » à la première lettre de chaque mot, et à reporter la lettre remplacée à la fin du mot devant un suffixe qui peut être « ème », « ji », « oc », « muche », ce qui donnait labatem pour tabac, lerchem pour cher, lonbem pour bon, loucedoc pour douce, trucmuche pour truc, etc. Extrait de Exercices de style  :