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Inutile de faire la fine bouche, c’est cuit à point, croustillant, pas encore inondé par les apéros et les kils de rouquin. Fallet est le Céline du casse-pattes. Il s’abreuve d’argot, non le contraire. Avec lui, voix mêlé-cass et clope au saladier (bouche), on glougloute du cassis de lutteur, un communard, un lait de panthère, du sirop de bois tordu, un mickey ou du vitriol, comme disaient les « Tontons flingueurs ».

L’oncle René est mort d’un cancer en 1983, il avait cinquante-six ans. Son neveu Gérard Pussey en parle mieux que quiconque. Fallet aimait la vie, les gens, l’amitié. Peut-être un peu trop. Dans le passage qui suit, extrait de Banlieue Sud-Est, on retrouve tout Fallet. Fallet, Fallet pas, that is the question :

Heureusement qui y a deux fils qui travaillent, sans ça, ça s’rait la mouise complète. Tiens, lui, il l’a aimé le rouge et y crachait pas sur le blanc non plus. On en a vidé des chopines ensemble quand on grattait la nuit… Tiens, l’autre jour, on parlait toi, et y disait : « Puisqu’y travaille sur les voies, y a peut-être une planque pour moi, demande-lui donc… » T’as qu’à voir ça, hein ? Bon, j’ai à faire au jardin, j’te laisse. Patron ! Ben, mon colon, dix balles un coup de blanc, j’peux pas m’y habituer, quand j’pense qu’en 25–26, pour cinq sous, t’avais deux litres de château-d’oléron. Quelle époque… Allez, salut à ta bourgeoise…

Albert Simonin

Ils écrivaient tous les deux, mais Simonin était fait pour le livre, Audiard pour le cinéma. Les deux ont tellement bourlingué vingt-quatre images par seconde (Les Tontons fligueurs, Les Barbouzes, Le cave se rebiffe), qu’on avait tendance à les amalgamer. « Je suis né à crédit », commençait Simonin dans Confessions d’un enfant de La Chapelle[20]. Un magnifique récit de souvenirs d’enfance. Entre Dickens, Julien Blanc et Charles-Louis Philippe. Ainsi que le souligne Louis Nucéra dans Mes ports d’attache[21], les parents d’Albert Simonin « payèrent petit à petit la sage-femme qui l’avait mis au monde ». Georges Brassens admirait Simonin sans condition. Il récitait le soir à ses amis des pages de Touchez pas au grisbi. Mac Orlan disait que Simonin était un précurseur dans l’art du roman policier. Frédéric Dard, dans la préface du Hotu, faisait remarquer que Simonin « mettait à profit les heures vénéneuses pour raconter la vie ».

Les heures vénéneuses, pour Simonin, c’est le cinoche avec Audiard. Audiard avait le don de l’ellipse, Simonin celui de l’éclipse. Ces deux légers étaient profonds. De concert, dans Le cave se rebiffe, ça donnait, dit par Bernard Blier :

Parce que j’aime autant vous dire que pour moi, monsieur Éric, avec ses costards tissés en Écosse à Roubaix, ses boutons de manchette en simili et ses pompes à l’italienne fabriquées à Grenoble, eh ben c’est rien qu’un demi-sel. Et là je parle juste question présentation, parce que si je voulais me lancer dans la psychanalyse, j’ajouterais que c’est le roi des cons. Et encore, les rois ils arrivent à l’heure.

On évolue évidemment dans le sensuel, un sensuel qui fracasse, qui provoque le fou rire et la bonne humeur. Tout doit être compris par le spectateur. Le condiment est un ingrédient, l’argot est utilisé tel un jet de sel. La fleur de sel de l’île de Ré rehausse l’entrecôte du Salers. Voilà pour le cinéma. Un livre, c’est différent. Comme l’écrivait encore Louis Nucéra dans Mes ports d’attache : « Albert Simonin était le prince de l’argot. Ancien taxi, il avait trimbalé dans sa voiture des coureurs de nuit, des demi-sel, des vicelards aux navrantes dissipations, des vagabonds insatiables, des égarés, des durs, des candides ou des gens simplement pressés. De ses virées dans les rues de Paris, Simonin, longtemps, conservera le goût des nuits et des bistrots, des confidences, des solitudes radoteuses, des pauvres mensonges, des apothéoses secrètes. »

Lorsque Simonin écrit qu’il est né à crédit, c’est un clin d’œil à Céline. Céline, le voisin de Courbevoie. Lui, Albert (un prénom tombé en désuétude au même titre que Joseph ou Marcel, car on leur préfère désormais Steevie, Jonathan ou Kevin), c’était à La Chapelle. Paris XVIIIe, en 1905. On naît où l’on peut. En tout cas, il ne faut pas se leurrer, c’est réglé comme du papier hygiénique, les mistoufles veillent, tapies dans l’ombre, bien grasses, bien vicieuses, pour vous sauter sur le rab et vous assaisonner spécial. C’est comme ça que tout commence et tout se poursuit. Douze métiers, treize misères. « La vie ne fait pas de cadeau », chantait Jacques Brel. On est au cœur du problème. Si chacun cherche sa religion, l’enfant de La Chapelle, lui, cherchait sa cathédrale.

Il s’appelait Simonin, à ne pas confondre avec Simenon. On a tous nos démons. L’un stylisait, l’autre racontait. Pour styliser, Albert apprit le bourgeon des mots au contact de son père, fabricant de fleurs artificielles, métier qui connaissait quelques mortes saisons, d’autant qu’il s’adonnait au plaisir des courtines (champs de course). Albert devint arpète en électricité, courtier en perles et diamants, apprenti en boucherie et en bretelles. Lorsque son père passa l’arme à gauche, et la mère dans la foulée, Albert se retrouva orphelin à seize ans. Triste tropisme. L’ado glande au jour le jour. Il apprend la vie noctambule, ses sortilèges, ses codes, son langage, ses alcools, sa poésie, ceux de la tierce et du mitan. C’est ainsi que le chien sans collier est en passe de s’improviser cador de la syntaxe. Cet argot qu’il glane sur les traces d’Eugène Sue, et surtout dans les bistrots interlopes de la Mouffe, de la Quincampe, du Sébasto, de Ménilmuche ou de la Popinque, il le restitue à l’instar d’un grand manitou du vocable. Avec lui, les vingt-six lettres de l’alphabet sont astiquées de main de maître. Le fakir de la langue verte fait son lit sur les clous de la rhétorique. Certains ont affirmé, dont Alphonse Boudard, que c’était « du nanan sur Seine, du jonc en barre, dans la droite ligne de Villon, Rabelais, Rictus, Forton, Trignol et Queneau ». Rien n’est exagéré.

Avec l’écriture de Simonin, où l’académisme prend un sérieux coup de flacon (coup de vieux), où l’on se met au pli, où l’on enquille les chemins de la malhonnêteté, où les héros ont la poule aux miches (être filé), où l’on a la gueule encore bitumée par la gobette de la veille (avoir la gueule de bois), où l’on se fiche joyeusement des tranchouillards (des niais), où le surblaze (surnom) est un nom de guerre, c’est la littérature qui prime. Dans les côtes, les lacets ou les grimpettes, Simonin est un champion styliste.

La rencontre de Simonin et d’Audiard fut une rencontre du deuxième type. Simonin était lisible, Audiard était visible. La musique participait d’Apollinaire, l’argot ressortissait à du Verlaine. Ce même Verlaine qui, dans ses Poèmes érotiques, versifiait façon poulbot :

Dans la pinette et la minette, Tu tords ton cul d’une façon Qui n’est pas d’une femme honnête ; Et nom de Dieu, t’as bien raison !

Pour ceux qui ont les esgourdes en chaise longue ou des boules de gomme dans les zozores (qui entendent mal), et l’on ne cite pas les mal embouchés qui ont les vitraux bordés de jambon ou qui sont dans le noir anthracite (qui voient mal), les œuvres de Simonin appartiennent aux sons les plus mozartiens, voire les plus schubertiens, à savoir la mandoline en musique de chambre, la clarinette baveuse en solo, la grosse caisse en roulis de hanches, le violoncelle et la flûte pour des lieds en portefeuille.

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20

Gallimard, 1977, « Folio », 1984.

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21

Grasset, 1994 ; « Cahiers rouges », 2010.