Obligado (évidemment, obligatoirement), le premier livre de Simonin est un triomphe. « Un coup de tonnerre », insiste Frédéric Dard. Nous sommes alors en 1953, une année médiocre pour les bordeaux, charpentée pour les bourgognes. C’est Touchez pas au grisbi chez Gallimard, dans la « Série Noire ». Revanche sur les rosbifs. Chase et Cheyney ont moins le vent en poupe. Voilà ce qu’écrit Jean Chalmont à propos du film mis en scène par Jacques Becker, scénarisé et dialogué par Albert Simonin, dans le Guide des films de Jean Tulard[22] : « À l’inverse du film noir américain, Becker refuse la chronique sociale qui brasse malfrats et honnêtes gens pour se contenter des portraits de quelques truands dans un ghetto du milieu, où les seuls bourgeois sont soit des véreux, soit des éléments muets du décor. Ses truands à lui, qui sont ceux de Simonin, apparaissent comme des petits commerçants d’un business qui possède ses propres lois, ses codes et son cadre. Ni juge ni flic pour déranger l’ordonnancement apparent des choses : les soubresauts proviennent du milieu lui-même. »
Dans le livre de Simonin, le français non conventionnel cher à Jacques Cellard va et vole sur des partitions où les répliques s’arrondissent en bourre-pif ou en clés de sol. Pas de bémol. Au cinéma, c’est l’immense Gabin, alors en délicatesse avec son statut de star depuis la fin de la guerre, qui tient le rôle de Max le Menteur. C’est savoureux, digne du Petit Simonin illustré[23]. Il y a des harengs qui disent : « J’ai deux moulins qui tournent. Seulement en c’moment, ça dérouille moins bien. Alors j’suis obligé d’m’en occuper ou alors il faudrait que je prenne un triplard. » Il y a des dames à qui l’on attribue des réflexions bien ciblées : « Voyant où ça la menait, ce genre de gamberge, directement, elle s’était impérieusement priée de ne pas se berlurer (se faire des illusions) davantage. » Il y a des dragueurs qui réfléchissent : « Seulement, ces bagatelles protocolaires mises à part, question greluches, y avait que tchi, pas la queue d’une. » Il y a des marlous qui songent par des nuits d’été :
Les frangines peuvent aller se faire bourrer tous azimuts, t’en as rien à foutre du moment qu’elles ramènent la comptée régulièrement. Parce qu’avec elles, tu sais que si c’était pas toi qui emplâtrait cette oseille, ça en serait un autre ; que c’est leur petit bonheur, à ces mômes, de faire passer l’osier des caves dans la poche des hommes.
Le film de Becker fut une réussite. La Nouvelle Vague pouvait aller se faire engodardiser. La musique était de Jean Wiener (on l’entend parfois sur Fip), les dialogues crépitaient. Dans le livre, on avait déjà eu un aperçu de la flamboyance :
Côté plastique, faut avouer que Lucette était un peu armée : nénés ogives indéformables, cuisses fuseau grand sport ; avec la noix rondouillarde façon bébé Raynal, et une cambrure de hanche dégradé moelleux tout ce qui se fait de confortable…
Au cœur de ce savant mélange d’argot et d’adjectifs dosés, de décalage et de précision, de lyrisme et de sécheresse, on n’est évidemment pas dans l’intersubjectivité de Fichte ni dans la métaphysique de la dialectique plébiscitée par Merleau-Ponty. Simonin jongle avec les imprévus. Il ne se prend pas au sérieux. Pas de noumènes (la chose en soi) ni de prolégomènes (principes préliminaires à l’étude d’une question). On baigne dans le frichti. Dans la vérité qui est une illusion et dans l’illusion qui est une vérité, comme l’indiquait Fénelon. La preuve : le chic et le vulgaire, le voyou et le mélancolique arborent les mêmes nippes. Et Simonin, lui, reste modeste. Son œuvre est pourtant la version argotique, moderne et dessalée des Mémoires d’outre-tombe.
Pour en revenir à Simonin-Audiard, on le sait, ça marchait comme sur des roulettes, l’un écrivait l’histoire, l’autre les dialogues. Audiard, pour tout dire, défrichait, débroussaillait, virait les scories argotiques. Ce qui passe à l’écrit ne passe pas toujours à l’oral. Il fallait donc faire simple. Mettre en scène un argot que n’importe quel riflard, péquin ou galure pouvait piger. Écrire est un métier. Encore plus pour le cinéma. On doit parler de professionnalisme, mais aussi de grâce. N’importe quel couillon qui a du blé, de l’entregent et des relations n’est pas forcément capable d’écrire un scénario. Le cinéma appartient aux écrivains, pas aux producteurs qui ne rêvent de bâtir un film qu’autour d’un acteur. Truffaut ne disait-il pas que cinéma et littérature ont partie liée ?
Grisbi or not grisbi se métamorphosa au cinéma en Les Tontons flingueurs. Le cave se rebiffe, même titre à l’écran, montrait Blier, incrédule, demander à Gabin, expert en fausse monnaie : « Entre nous Dab, une supposition, en admettant que j’ai un graveur, du papier, que j’imprime pour un million de biftons, et qu’on soye cinq sur l’affaire, ça rapporterait net combien à chacun ? » Et Gabin de répliquer : « Vingt ans de placard. Les bénéfices ça se divise, la réclusion ça s’additionne. »
Réplique culte. On se gondole. Il faut avouer que c’est taillé sur mesure. La part de l’un, celle de l’autre ? Peu importe. Simonin a été un maître pour Audiard, Audiard est devenu un maître tout court. Le métier, toujours. Cent fois sur l’établi… Plus tard, en 1968, pendant qu’on glane la mer sous les pavés, Simonin publie l’extraordinaire trilogie des Hotu. On vous signale qu’un hotu est un être insignifiant pour le professeur Jean-Paul Colin et Christian Leclère du CNRS (auteurs du Dictionnaire de l’argot français et de ses origines[24]), un médiocre pour François Caradec (auteur de l’inusable Dictionnaire du français argotique et populaire[25], et une métaphore à propos du poisson à chair molle et insipide qu’on pêche en eau douce. Voilà ce qu’écrit Simonin : « Il se sentait des démangeaisons de lui tarter le beignet et une petite rancune lui venait contre Pépère d’avoir amené ce hotu. »
Bref, Le Hotu, c’est l’histoire de Johnny Belle-Gueule, un grand sabreur devant l’Éternel, toujours prêt à faire reluire une polka ou à éponger un lavedu. Mais c’est en 1977 qu’Albert Simonin publie son grand livre : Confessions d’un enfant de La Chapelle. Il ne s’agit plus des autres, mais de lui. En parcourant les pages, on sent que l’émotion lui serre le porte-plume. Extrait :
La Chapelle de mes premières années était encore un village, et à l’instar des bourgades de province, le passage d’une automobile dans ses rues y déclenchait une intense émotion, proche de la panique. Toute traction était alors animale, et le cheval, le « gail » en langage populaire, tenait la vedette dans le bestiaire parisien : lourds percherons attelés à deux aux flèches des fardiers, demi-sang dévolus aux livraisons rapides, trotteurs fringants, steppant dans les brancards des charrettes légères de la laiterie Gervais, fougueux bourdons à la robe noire tirant à quatre la grande échelle rouge des sapeurs-pompiers, gails de réforme terminant prosaïquement une carrière de monture promise à l’héroïsme, comme cheval de fiacre ou encore d’omnibus. De tout format, de toute robe, les chevaux étaient pour les tout-petits un passionnant sujet d’observation. Vite, nous apprenions à prendre un prudent recul lorsque quelque charmant bourrin, arrêté au trottoir, venait, en cataracte, à soulager sa vessie. Plus intrigante demeurait la mise en érection, sous l’effet de quelque rêverie ou du fumet d’une jument de passage, du membre des chevaux entiers, nombreux à être attelés. Fort éloignés de la puberté, et n’ayant pu sur eux-mêmes constater le phénomène, les bambins en étaient réduits aux hypothèses. Les mamans, traînant par la main une fillette, et surprises par l’impudique exhibition, pressaient alors le pas, par crainte de s’entendre poser d’embarrassantes questions. Les chiens, dits familièrement « clebs » ou « clébards », autre engeance scandaleuse, se chevauchaient gaillardement en pleine rue, au hasard des rencontres, mais paraissaient ne devoir être un objet de gêne pour les adultes qu’en raison d’un accolement par trop prolongé. Invectives et casseroles d’eau froide pleuvaient alors vite sur les clébards, victimes de leur trop grande ardeur.