C’est une autobiographie aussi célinesque que proustienne, une recherche du temps perdu qui n’achève pas sa nuit, un livre enchanté et enchantant, dont le premier tome, Le Faubourg, ne donna malheureusement pas suite au deuxième, L’évasion, pour cause de décès. Le prince de l’argot avait dévissé son billard. Dans Mes ports d’attache, Louis Nucéra écrivait : « Je me souviens d’Albert sur son lit d’hôpital, avec son visage gras et plombé, ses yeux d’où toute expression s’en était allée. Jusqu’à la fin, malgré ses souffrances et son cancer, il fit le geste de fumer. Il n’y avait plus rien entre ses doigts. » L’enfant de La Chapelle avait trouvé sa cathédrale.
Alphonse Boudard
Continuateur d’une œuvre autobiographique picaresque digne de Céline (une vie en suspension et des points de suspension !), Alphonse Boudard a connu la solitude, la dèche, la guerre, la prison, les malfrats. Une édification édifiante. « Comment ne pas rapprocher la musique de Céline de celle de Boudard ? », se demande Jacques Cellard dans l’Anthologie de la littérature argotique des origines à nos jours[26]. Boudard, avec humour, malice, érudition, propose quelque chose de cru et de spontané pour relater ses mauvaises fréquentations. Paris, le XIIIe arrondissement, la communale, l’hôpital, le cinéma, la riflette, les bistrots, les truands, les phénomènes, les « figures » (comme le mage du Banquet des léopards) existent essentiellement par la forme, « ce fond qui refait surface », comme disait Victor Hugo. Voilà ce qu’écrivait Frédéric Dard dans sa préface aux Vacances de la vie[27] à propos de Boudard :
Comme Céline, Boudard écrit en vers ; mais la chose ne se remarque que lorsqu’on pose son bouquin pour attaquer celui d’un autre. Musique voyouse et tendre. La pudeur ! Il en déborde jusqu’en ses plus impudiques déballages, le grand Alphonse. Il enveloppe ses violettes dans du papier de boucher. Cheval de Troie du sirop d’âme. Et les miasmes des temps lointains, il les camoufle en rigolades.
Quand on jette un coup d’œil aux livres de Boudard, son écriture ne sent pas l’effort. C’est fluide, rigolo, très français. Boudard ne décortique pas l’argot pour trouver le mot ou la locution qu’on ne trouve pas ailleurs, il argue simplement d’un langage qui chaloupe. S’il argotise parfois de manière désuète, ce qui est un coup de chapeau à Villon et ses coquillards, Vidocq et ses malandrins, c’est pour en donner immédiatement l’explication par une habile pirouette. S’il emploie le mot « cadènes », c’est pour s’empresser de vous dire que le mot date du XIXe siècle, et qu’il désigne les menottes. Avec Boudard, rien n’est dû au hasard. Ses gauloiseries d’Alphonse (souteneur en argot) ont été forgées par la lecture d’autrui. Personne ne connaissait mieux que lui l’abbé Prévost, Saint-Simon et La Bruyère, et ce n’était pas une coquetterie snobinarde de mythomane. En taule, on a le temps de lire. Certains magouillent, trafiquent, s’évadent, s’étranglent l’artiste ; d’autres bouquinent. Alphonse Boudard était de ceux-là. Sa culture de la liberté, il la doit à Fresnes et à la Santé.
Là où Céline se bat avec les mots, Boudard se bat avec des histoires. Pas d’écran de fumée : de la braise. La forme de Boudard est célinienne, le fond de Boudard est boudardien. À l’origine, il faut préciser une chose : Albert Parraz, le copain de Céline, auteur fantasque de Valsez saucisses et du Gala des vaches, fut un peu le guide d’Alphonse, son lecteur ami, son conseiller, son compagnon de tubardise, son Pygmalion. Maintenant, si l’on doit emprunter à Boudard son langage, voilà ce que ça donne :
Phonphonse, il connaît la musique, la symphonie des baigneurs, le concerto des bécas (bacilles de Koch), l’opéra du service trois pièces… Il défrise la chicorée, se met en chantier, manie le flingot, crache ses bacilles, croque la vie… les gonzes, les nénettes… À l’heure du café du pauvre, faut zoomer le citrac, jouer de la baveuse, dépeindre l’hosto… les flatulences, la douleur, le désespoir… Notre auteur ne néglige jamais les petits détails, ces trucs qui font les grandes existences. Il se méfie des cloportes, revient bessif à ses manies, sa berlue, l’essence même de l’argomuche… le fiongada, la gisquette… Le comment, le pourquoi… histoire de dérouiller Totor, mirliton et samba, le père Frappart et ses deux adjoints… Pour aboutir à quoi ? Aux saillies d’anthologie, au coup de sabre salvateur… Sans compter la plastique des poules, le cocorico des poulets… Ce qui s’ensuit, le cigare à moustache, l’andouille rabelaisienne, tout ce que ça comprend… L’allusion littéraire, la nostalgie tocarde, le portrait brossé pile poil, l’étalage du bazar… En somme, la lumineuse étendue des connaissances, du docteur Pétrus au professeur Goudron, intraveineuse de tutu, jus de coquine… La vie, ses torts, ses travers, les maraudes, les grands sentiments, les petits… vus à travers le gros bout de la roupette…
Alphonse Boudard, même si cela ne veut rien dire, quand on sait que l’on donne le Goncourt à Mazeline ou le Renaudot à Despentes, a obtenu les plus belles récompenses : la croix de guerre et la médaille militaire en 1944, le prix Renaudot en 1977, le grand prix de l’Académie française en 1995. Si l’on mélange une chouille (un peu) ces hochets, c’est qu’Alphonse lui-même les mélangeait, uniquement par pudeur, car il ne se prévalait jamais de ses titres, de ses prix ou de ses médailles. Cet esprit libre était plus sensible à l’honneur qu’aux honneurs. Sa fierté consistait surtout à être fidèle à une idée, qui n’était autre que celle de la liberté, et à l’amitié, qui est souvent le corollaire de cette liberté. Alphonse aimait tant la liberté qu’il a purgé dix ans de prison. Il n’a jamais appartenu à une école ni à un cénacle. Le seul intérêt qui le guidait était celui de l’affection, de la fidélité. Vous allez me dire : que viennent faire toutes ces considérations personnelles dans ce livre sur l’argot ? D’abord, Alphonse était un intime ; ensuite, la vie est un tout. Alphonse l’athée était un mystique, Alphonse le matérialiste était mythique. La preuve : il correspondait exactement à ce qu’il écrivait. C’est assez rare pour le signaler, car un écrivain, gros cochon vendu à toutes les charcuteries du monde, dès qu’on le fréquente, est un boudin de déception. Égocentrique, puant, paranoïaque, nombrilique, conformiste, égoïste, prétentieux, maniaque, ramenard, pervers, radin, on en passe et des plus abominables. Se fréquenter soi-même n’est pas une sinécure, quoi qu’en disent Schopenhauer, Max Stirner, Nietszche et Cioran.