Ce n’était pas le cas d’Alphonse. Le terrien était solaire. Rien cependant ne fut facile pour ce délicat qui connaissait les gros mots, pour ce raffiné qui jactait l’argot, pour ce solitaire qui aimait les autres, pour ce Casanova qui aimait sa femme. Si j’écris tout cela, c’est que j’ai bien connu Alphonse. C’était un ami. Un bon ami. Dans l’édition, il m’a mis le pied à l’étrier. J’ai appris l’argot avec mon père, ramoneur dès l’âge de treize ans, très vite au parfum des argots de métier, j’ai parfait mes connaissances avec Alphonse. Il m’a fait rencontrer des escarpes, des vrais de vrais, des tatoués, des flingueurs (comme Casanova qui a dessoudé trois types dans un bistrot), des voleurs (comme René la Canne qui se faisait la belle et séduisait les plus belles filles du monde en raison d’une virilité hors du commun), des durs (comme Jo Attia qui a été déporté à Mauthausen, qui a fait partie du gang des tractions de Pierrot le Fou et qui est mort au lit, d’un cancer, après avoir tenu un bistrot, le Gavroche, au bas de Montmartre), des méchants qui avaient le sens de l’honneur, des gentils qui avaient celui du déshonneur. Inutile de citer des noms. Les gentils, au XXIe siècle, il n’y a que ça.
Pour comprendre l’argot, il faut connaître les parcours. Ce n’est pas à l’Ena ni à Normale Sup qu’on se fait un pedigree Bat’ d’Af, style Loutrel ou Attia. Tout le monde vous le dira, il ne faut pas confondre les artificiers et les artificiels. Né à Paris le 17 décembre 1925, élevé jusqu’à l’âge de sept ans chez des paysans du Loiret, le petit Michel (il ne se prénomme pas encore Alphonse), enfant naturel, rejoint sa grand-mère dans le XIIIe arrondissement. Tout va vite. Rigolade, horions, apprentissage sur le tas. Et puis c’est la guerre. Après un emploi de typo, Alphonse s’engage dans la Résistance. Il rejoint l’armée de Pierre de Lattre de Tassigny, où il s’illustre au combat dans les Commandos de France. À ce propos, il faut signaler que le très picaresque roman intitulé Les Combattants du petit bonheur[28], récompensé par le prix Renaudot, est le miroir de cette époque. Alphonse était bidasse, il ne joue pas les rodomonts, il prend une balle dans le cul, il raconte les rigolades, les surprises, les chapardages. Extrait :
Là, ce n’était encore qu’une embrouille ce vol de vélo au-dessus d’un nid de Fridolins… pas l’irrémédiable acte qui vous scelle à la mort. On pouvait encore s’échapper du piège… s’assumer voleur plutôt que héros. C’eût été plus raisonnable… attendre quatre ans pour se réveiller les sentiments patriotiques… en même temps que tout le monde, Paul Claudel et ma concierge… le 25 août 1944… au moment où le képi du Libérateur sera bien visible, qu’il dépassera toutes les têtes sur les Champs-Élysées, à Notre-Dame… qu’il y aura plus de gourance possible.
Autre extrait, dans le même livre, qui met le doigt, si j’ose écrire, sur l’autre face de Mister Boudard, le côté hédoniste, sensuel, tringleur, amoureux de la femme et du coït, d’ailleurs bien transcrit par l’inimitable et regretté Pol Vandromme dans Journal de lectures[29] :
Au brochage il y avait Jeanne… une forte fille roulée au moule… les pare-chocs… les hanches ! Future mamelue aucun doute… sans les restrictions elle aurait peut-être déjà un cul à couver quatorze canards ! N’empêche, elle passait… elle lançait des plaisanteries… son rire qui soulevait sa poitrine, ça me laissait, moi, la gorge sèche. Je pensais à ses cuisses. Elle ne devait pas avoir de porte-jarretelles puisqu’elle se peignait les jambes… C’était devenu la mode pour remplacer les bas… l’ersatz de bronzage. Je me demandais jusqu’où elle se les peignait ses guibolles. Le mystère ? La remontée, le pèlerinage aux sources ! Elle se teignait aussi les tifs, Jeanne, elle était un peu rouquemoute… henné… on reniflait les effluves surtout pendant les grosses chaleurs. L’ensemble, ça donnait le feu au diable, le feu au cul, aux poutres, aux couilles ! Elle nous revenait dans nos pogneries encore plus que Viviane Romance, Danielle Darrieux, Ginette Leclerc ! Je parle des jeunots… et nous étions nombreux à l’imprimerie. Pour pallier l’absence des hommes presque tous en Germanie, on embauchait femmes, enfants, vieillards… invalides ! ça la rendait rayonnante, la môme, elle se gourait de toutes ces bites au garde-à-vous… tous ces désirs qui la cernaient… ces ruts sauvages… ces éjaculations solitaires ! Elle n’était pas seule à nous aguicher… mais c’est elle qui me reste accrochée dans la mémoire… un bout de jupon… un rire… la naissance de ses roberts dans le corsage. Bonne salope elle se penchait, déhanchait, elle houlait des noix, roulait le popotin… tournait presque le prosinard sous un nez aux narines palpitantes… Elle avait le faubourg magnétique.
Tout cela est gaillard, bien monté, rabelaisien, dans une tradition française qui élude la bouche en cul de poule et transcende le cul et la bouche des poules. Nous traversons ainsi les noires années de la Seconde Guerre mondiale en compagnie d’une bande de joyeux lurons qui se frottent aux extravagances du marché noir, qui rêvent de parties de jambes en l’air, qui sillonnent les choucrouteux chemins de la Germanie, qui achèvent leurs grandes vacances dans le maquis et à la Libération de Paris dans le Quartier latin. C’est rapide, solide, drolatique, touchant, farci de mortadelle, persillé de jésus.
Après la Libération, qui libère également ses penchants par trop libertaires, Alphonse commet quelques larcins par effraction. Condamné à cinq ans de prison, gracié par Vincent Auriol, il récidive et reprend sept ans. En prime, il contracte la tuberculose, ce qui lui permettra de fréquenter les hôpitaux et les sanatoriums, mais pas dans le style de La Montagne magique de Thomas Mann, on s’en doute. Durant ces longues années d’incarcération, il lit beaucoup. J’allais dire la famille, autrement dit Villon, Rabelais, Carco, Céline. Mais aussi les classiques, les sérieux, à l’image de Bossuet, de Voltaire, de Saint-Simon, de Balzac, de Dickens, de Stendhal.
En 1962, Alphonse donne un manuscrit chez Plon, avec une fiche de lecture favorable signée Michel Tournier : La Métamorphose des cloportes. Sur les conseils de Paraz, il avait coupé la moitié de son texte ! Dès lors, pour Alphonse Boudard, débute une notoriété qui ne faiblira jamais, y compris dans le cinéma, puisque son nom figurera en tant que scénariste ou dialoguiste au générique du Soleil des voyous, du Rififi à Paname ou du Solitaire. Extrait de La Métamorphose des cloportes, quand Alphonse recherche le Rouquemoute, un gars qui l’a doublé sur un casse, salingue hors catégorie, très vite balancé par Sauveur, qui n’a pas volé son prénom, puisque c’est un proxénète corse qui rêve de s’installer en Bretagne :
Sauveur, on se connaît depuis une paye, on s’est jamais voulu de mal. Lui, c’est les gonzesses sa défense. J’entends dire partout des horreurs sur les harengs, qu’ils indiquent, tueraient père et mère, mettraient sainte Geneviève au tapin. Pourtant, Sauveur, je le trouve blanc-bleu, régule sur toute la ligne, net comme un coup de parabellum. S’il m’ouvre les bras !
— Pauvre, il me dit… les enculés !
Ça s’adresse, ça, à tous ceux qui m’ont fait souffrir. Il sait aussi, connaît nos castels en province. Les plus belles années de sa vie à Fontrevault ! (prison centrale dans le Maine-et-Loire). Seulement depuis pour le faire marron, faut qu’ils se lèvent tôt les poulets ! Il leur ouvre lui-même, en robe de chambre. Le temps de se fringuer, il les suit. Ne reste jamais plus de deux ou trois mois au séchoir. Non-lieu, non-lieu, non-lieu… la collection des non-lieux ! Pour meurtre, proxénétisme, cinéma cochon, trafic de ceci, contrebande, mineurs en débauche chez le ministre !