— Je devrais avoir la légion d’honneur à titre d’innocent… Ils me font rire, veux-tu que je te dise… rire.
Au cinéma, le film réalisé par Pierre Granier-Deferre a la saveur des alcools macérés dans des chênes d’exception. Il y a Simonin au scénario, Audiard aux dialogues, Lino Ventura, Pierre Brasseur, Charles Aznavour, Maurice Biraud, Georges Géret et l’incandescente Irina Demick (superbe cochonne dans Le Clan des Siciliens) au générique. On ne rêve pas mieux. Bien sûr, apparaissent quelques taches de rouille sur la carlingue, mais ça reste équipé SP Sport pour tous les dérapages savamment contrôlés. Une tenue de route impeccable.
Alphonse était un tempérament. Aujourd’hui il n’y a plus que des températures. Des succédanés de fièvre qui, pour écrire, s’appuient sur des reportages, des documents, des faits-divers, du « people », de la médiatisation. Les derrières montent au thermomètre, les devants baissent au baromètre. Sale temps pour les guépards, grand beau pour les chacals. On perd la fesse, on patauge dans le politiquement abject. Tout cela ne veut rien dire, et pourtant ! Alphonse Boudard est mort à soixante-quinze ans. On l’avait opéré d’un pneumothorax, il ne lui restait plus que trois-quarts d’un poumon, jamais il ne se plaignait. « L’éponge, c’est l’air, l’oxygène, la respiration… » Cet enfant du siècle avait la confession hardie, l’interjection impitoyable, la galanterie audacieuse. Il en avait trop bavé pour dire aux autres ce qu’il fallait faire. Il avait inventé son langage, sa nostalgie, sa petite musique de chambre. Sa profondeur passait par une certaine légèreté. Il était le moins argotique des plus argoteux. Il caracolait dans la littérature avec une préciosité un peu coquette, qui légitime souvent le genre, et toujours avec une épatante érudition, qui faisait de lui un grand écrivain. Sous la tutelle des souvenirs, il alternait l’éclat de voix et l’éclat de rire, l’éclat de soleil et l’éclat en sanglots. Il était le dernier romantique de la langue verte. Dans Mourir d’enfance[30], le beau livre sur sa mère, il souhaitait être enterré dans « un jardin de son cœur ». Extrait :
Je suis né comme un chien dans un jeu de quilles… Quand je serai mort, qu’on me creuse un trou comme le fit Auguste dans le fond d’un jardin pour mon chien Marquis… un jardin où les petites filles du village viendront chanter le jour des prix… « Vendre les roses de mon rosier dans un joli panier d’osier »… Un jardin de mon cœur d’où je pourrai voir la route… Une torpédo s’arrêtera… en descendra un jeune, une très jeune femme, en robe courte, coiffée à la garçonne… Un léger fantôme… rien que pour moi au royaume des ombres…
J’ai connu Alphonse pendant vingt ans. Il m’avait aidé pour mon premier livre. Je le croyais immortel. En 2000, pour le réveillon, je les avais invités Gisèle et lui. Il avait appelé au dernier moment pour annuler. Alphonse Boudard n’était pas homme à annuler. Quatorze jours plus tard, Louis Nucéra m’avertissait qu’Alphonse nous avait faussé compagnie sans prévenir. Il était homme à ne pas prévenir. Il restera toujours dans le « jardin de nos cœurs ».
Frédéric Dard
« Le néologisme est la langue qui fait ses besoins », disait Frédéric Dard. Frédéric Dard a beaucoup néologisé. Dans le style « Devine qui vient s’indigner ce soir », il n’hésitait pas à jouer les potaches — à la crème ou de grosses légumes. Un homme qui dit : « Mon Dieu, que votre volonté soit fête ! » ne peut pas être complètement mauvais. « Kadhafi ? s’interrogeait-il à propos du dictateur déchu. Tripoli pour être honnête. » Frédéric Dard jonglait avec l’argot, les images et les calembours. « Le calembour représente l’unique point de jonction entre un imbécile et un génie », disait-il encore. Pour le paraphraser, il fallait en prendre et en lécher. Il écrivait six livres par an, dans la droite ligne de Balzac et de Dumas, sans jamais faire montre d’impuissance. L’impuissance, chez lui, avec San-Antonio ou Bérurier, se traduisait par : être affligé du rez-de-chaussée, être endeuillé du slip, avoir le périscope magnétique branché sur ses godasses, avoir les pruneaux au chômage, avoir un faire-part de deuil à la place du scoubidou verseur, être constipé des amygdales du bas, désamidonné du bigorneau, invertébré du membre… Et ainsi de suite. Frédéric avait le Dard triomphant.
Son nom signifiait l’épée, la vitesse, le pénis. Né en 1921 à Bourgoin-Jallieu sous le signe du Cancer, ce fils naturel de Rabelais et petit cousin d’Audiard avait tout du tricéphale. L’homme était une épée, ça dégageait côté génital, et il allait à la vitesse d’un météore. Dans Des clientes pour la morgue (1953), il écrivait : « M’est avis que si je ne me catapulte pas à cette adresse, je suis la plus belle crème de gland qui se soit jamais promenée dans une paire de godasses pointure 43 ! » Et de préciser dans Descendez-le à la prochaine (1953) : « Plus que jamais, je tiens à prévenir le populo que les mecs qui croiraient se reconnaître dans mes bouquins seraient des tocassons vaniteux. »
Leste, rigolard, franchouillard, inventif, le Saint-John Perse du langage populaire se servait de l’argot comme d’une mallette de représentant de commerce. Il déballait, bonimentait, remballait. Ludion moqueur, tendre zébulon, dans sa production phénoménale, il multiplia les piques, désorienta les tirs, dépassa la vibure du son. Dans Rue des macchabées (1954), il confiait : « Les amours ancillaires, c’est ma partie. Je préfère calcer plutôt une servante qu’une marquise, on est aussi bien servi et ça revient moins cher ! »
Issu d’un milieu modeste et venu au monde avec un bras atrophié, Frédéric Dard est d’abord stagiaire, secrétaire de rédaction, puis courtier en publicité au journal Le Mois à Lyon. C’est son oncle, mécano dans un garage, et proche du patron du canard, qui l’a pistonné. Mais tout cela est bien maigre. Dans le pays du tablier de sapeur, il ne se fait pas de gras-double. Il la saute, comme on dit en langage populaire. Seulement le jeune homme est optimiste. Bouffer de la vache enragée, ça permet de se forger un moral de taureau en acier. Olé ! Toréador de la syntaxe, Frédéric Dard écrit vite. C’est sa passion. Son premier vrai roman, Monsieur Joos, est récompensé par le prix Lugdunum en 1941. Autant dire des clopinettes. Mais c’est un premier pas. D’autant que le régional de l’étape se plonge dans la lecture de Faulkner, de Steinbeck, de Peter Cheyney (ah, Lemmy Caution !), de Simenon et de Céline.
Huit ans après ses débuts, et à la suite d’une mésentente avec le patron du journal lyonnais, il part et va s’installer aux Mureaux, dans la région parisienne. Bizarrement, ce qui va lui réussir, c’est le théâtre. Il adapte un roman de Simenon, La neige était sale, une pièce montée par Raymond Rouleau. Mine de rien, Dard le romantique est matérialiste. L’argot, pour lui, c’est l’ail dans le gigot. Un goût incomparable. Il a des idées bien arrêtées. Il veut mettre dans le même moule créations verbales, discours parodiques, ironie, allusions, pastiches, pessimisme sur l’humanité, critiques des modes et du monde moderne, et, bien sûr, une grosse pincée de langage populaire. Dans J’ai bien l’honneur de vous buter (1955), il avoue : « Moi, je suis un mec dans le genre de Musset (Alfred pour les gerces) : je prétends qu’une lourde doit être ouverte ou fermée. Lorsqu’elle n’est que poussée, c’est mauvais signe. »