La porte s’ouvre en 1949 lorsqu’il publie Réglez-lui son compte, roman policier signé San-Antonio, qui est une ville du Texas, et accessoirement le titre d’un western de David Butler, avec Errol Flynn et Victor Francen. Ce n’est pas de la daube, mais ça fait long feu. Échec. L’important, c’est d’être aux éditions du Fleuve Noir, où traficotent d’autres scribouillards aux dents longues et au style incisif : Jean Bruce et Michel Audiard. Les dés en sont jetés. San-Antonio va trinquer avec OS 117 et le titi de Montparno.
Grâce au deuxième San-Antonio, Frédéric Dard a beau schpile (avoir beau jeu). La saga est lancée, le style s’affirme. On est dans l’argot, certes, mais dans le compréhensible. Pas question d’enfumer le lecteur. Il faut préciser, à cet égard, que tous les écrivains argotiques se sont servis de l’argot, mais que l’argot ne s’est pas servi d’eux. Je veux dire par là que l’argot, pour reprendre la comparaison avec le gigot, est de l’ail troussé en juste quantité, mais surtout pas le gigot lui-même. Frédéric Dard, au même titre que Céline, Simonin, Boudard ou Michel Audiard, a bien compris cela. Dans Mes hommages à la donzelle (1952), la forme corrobore le tréfonds. Extrait :
Vous êtes bath, je lui fais. Vous allez me dire qu’il faut être une suprême crème de gland (expression souvent utilisée par l’auteur), pour balancer un compliment de cette nature à une souris, fût-elle bouchée comme un autoclave, mais je vous réponds illico que moins on se casse les bonbons avec le beau sexe, mieux ça joue.
Idem dans Laissez tomber la fille (1950) :
Les vioques vont voir si ce putain de roi de pique va ramener sa couronne dans les treize premières brèmes. Les pondeuses pensent brusquement à leurs moujingues qui sont en train de se l’accrocher.
Les jeux de mots ont les derniers maux. Dard est un bon vivant, il aime faire vivre les lettres. Dans Valsez, pouffiasses (1993), tout est « zob secret ». Dard accepte son image de gentil macho. Inutile de jouer du violoncelle, tout passe par la flûte à un seul trou. La sérénade, c’est pour les princes charmants. Dans Réglez-lui son compte, Frédéric Dard, dont les titres ressemblent parfois à des titres de westerns spaghetti, écrit : « Les événements ont toujours prouvé que si les Ritals sont fortiches pour la mandoline, il vaut mieux, dans les cas graves, compter sur un vieux soutien-gorge que sur eux pour vous soutenir. » C’est de la grosse farce. On se goberge dans la tradition de Pim, Pam, Poum, du Corniaud, des films de Steno avec Toto et Francis Blanche. Mais San-Antonio est un phénomène culturel. Les aventures du commissaire s’inscrivent dans l’imaginaire collectif des Français à l’instar des Trois Mousquetaires et d’Astérix le Gaulois. Le physique de Dard s’apparente d’ailleurs à celui de Goscinny, du valet de Porthos (Mousqueton), d’un rêveur rondouillard et madré, qui aurait plusieurs trous à son mirliton. La plupart des Français se retrouvent dans cet argotier au regard bleu piscine et aux songes de brasse papillon. On vous rappelle que Dard est cancer comme Cocteau et Francis Blanche. Tantôt solaire, tantôt lunaire, il s’inscrit dans la lignée de Céline et de Queneau. Les aventures grand-guignolesques de ses héros participent de l’inépuisable, de l’invention, de la truculence. L’aristo, le bourgeois, le prolo : tout le monde s’esclaffe. C’est le jambon beurre de premier choix.
Frédéric Dard culbute, saute et transfigure le vocabulaire. Difficile de reprendre son souffle. On se trompe ? « Je peux me gourer, mais y a que le pape qui ne se met jamais le doigt dans l’œil », écrit Frédéric Dard dans Des dragées sans baptême (1953). L’homme est chaleureux, l’écrivain est acide. Il fait dire à ses personnages ce qu’il ressent. Entre les lignes d’expressions argotiques, on se fait un shoot de doux-amer. Le polar est à la dérive, l’universel sur la rive. Les citations de Kant, de Hegel et de Spinoza restent au vestiaire. Le demeurant est demeuré, le signifiant n’est jamais signifié. Dans Deuil express (1954), on rencontre une fille qui n’a pas grand-chose dans le ciboulot, ce qui est récurrent dans les aventures de San-Antonio :
M’est avis qu’elle est en dehors du coup, la cocotte. Je le crois d’autant plus volontiers qu’elle ne semble pas avoir inventé le Coca-Cola, elle a un circuit d’eau chaude à la place du cervelet.
C’est du même tonneau que les antiques saillies de Jean Yanne, amateur d’argot à l’accent parigot et à la distinction rare, lorsqu’il lançait sur les ondes : « Celle-là, dans sa calebasse, ça fait un bruit d’évier ! »
Rappelez-vous ces années qui n’étaient pas noires, mais où le noir (comme chez le peintre Soulages) l’emportait sur les autres couleurs, car le polar avait fait de cette couleur sa couleur de faire-part, mais également de faire-valoir. Rappelez-vous les couvertures du Fleuve Noir. On en voyait des piles chez les bouquinistes. Les auteurs produisaient à la vitesse d’une mitraillette à camembert, les dessins étaient signés Gourdon. On rêvait de créatures pulpeuses, de règlements de compte impitoyables. Rappelez-vous ces titres : Tango chinetoque, Fais gaffe à tes os, Du poulet au menu, Entre la vie et la morgue, San-Antonio chez les macs. Entre La Grande Friture et Un cinzano pour l’ange noir, il y avait un air de série Z, de rayon RATP façon Bourg-la-Reine, Ici-les-Moulinés, Groslay et Bon-Pied-Bonneuil.
Plus tard, le ton s’affina. Les titres également. Nous étions en présence d’un Frédéric Dard taquin, facétieux, faussement désinvolte, amateur de friponneries, de calembours, de farces doublées de quelques attrapes. Il y eut Salut mon pope, La Vie privée de Walter Klozett, Certains l’aiment chauve, Remets ton slip, gondolier, Vol au-dessus d’un nid de cocu, Mon culte sur la commode, Baise-ball à La Baule, La Pute enchantée, Le Casse de l’oncle Tom, Ma cavale au Canada. Sans compter les titres dignes d’Ouvrard : Le pétomane ne répond plus ou De l’antigel dans le calbute. Au paradis des argoteurs, on imagine le tableau, Dard doit se bidonner en chanfrein. Avec les importants, les éminences ou les grosses têtes, il n’a jamais pu s’en empêcher : il roulait en gaudriole. C’était un Gaulois. Quand il dit que la différence entre une chaude lance (blennorragie) et une hirondelle, c’est qu’on ne peut pas attraper une hirondelle, il est dans le registre « le grand n’importe quoi », mâtiné de « la main de ma sœur dans la culotte du zouave ». Faute de grive, il peut être grivois. Et même égrillard lorsqu’il écrit : « Les seins abondants me font venir l’eau à la bite. » On est dans le paillard, synonyme de plaisanterie franchouillarde, parfois lourdingue, ce qui autorise l’odieux persifleur à renchérir : « Les dragueurs mènent une existence périlleuse : ils jouent avec leur vît. » Pour Frédéric Dard, bander est l’un des plus jolis mots de la langue de Voltaire. Cela ne l’empêche pas d’accommoder le rôti à sa sauce, de déflorer la locution et d’écrire lorsqu’un monsieur est en érection : avoir la sentinelle sur le qui-vive, faire bravo de la marionnette, hisser le grand foc, avoir le chauve à col roulé qui bombe le torse. Valsez, saucisses !