Trente-cinq ans de cinéma et cent sept films au compteur. Qui dit mieux ? Il est évident que ça excitait les convoitises, attisait les jalousies, fourbissait les aigreurs. D’autant qu’à cette époque, loin des ventres mous de la bien-pensance et de la repentance à tout propos, Audiard ne donnait pas toujours dans la dentelle. Un jour, Gabriel Macé écrivit dans Le Canard enchaîné :
M. Audiard n’écrit pas : il glaviote sur les écolos, la gauche en général, et volontiers dans la soupe : l’anticonformiste est chevalier de la Légion d’honneur. M. Audiard a choisi de glavioter sur la liberté de la presse qui « envahit les journaux au point de s’y croire chez elle ». Une diatribe particulièrement dégueu, et qui campe bien le personnage : M. Audiard s’en prend aux journaux qui osent dénoncer les scandales politiques et bien entendu, il évoque l’affaire Salengro.
Du brutal, comme disent les tontons attablés autour d’un antigel de derrière les fagots, en train de tartiner des canapés, pendant que la nièce de Fernand (Lino Ventura) fait sa boum avec les copains de son âge. En guise de réponse, Audiard compare aussitôt Gringoire (journal collabo) et Le Canard enchaîné. Macé réplique en l’accusant d’antisémitisme : « D’accord, Lazareff était juif. Comme Céline, M. Audiard ne les aime pas : qui n’a pas en mémoire cette réplique de L’Entourloupe, film de Gérard Pirès, dialogué par cézig, et visant le pif d’un démarcheur en bouquin israélite : “Vise un peu : quel trottoir à mouches !” On rit. » Et ainsi de suite.
« Audiard canonnait au gros calibre », rappelle Philippe Durant dans Michel Audiard, la vie d’un expert[32]. On trouve les mêmes appréciations dans Audiard par Audiard[33] et Michel Audiard, les grandes étapes du p’tit cycliste, de Jean-François Doisne[34]. Ne faisait-il pas dire à l’un de ses héros : « Si t’as pas de grand-père banquier, veux-tu m’dire à quoi ça sert d’être juif ! » À propos d’Audiard, Gérard Depardieu déclarait : « Michel fait partie de ces gens qui avaient un verbe, une poésie d’une beauté extraordinaire. Il ne représentait pas seulement une époque, mais aussi une sensibilité dont j’ai hérité. C’est avec elle que je continue de faire ce métier. » Et Jean-Paul Belmondo d’ajouter : « Avec lui, le métier de dialoguiste a un peu disparu et c’est regrettable. Le public va au cinéma pour admirer les auteurs, certes, mais aussi pour les écouter ; et il préfère entendre des répliques foudroyantes, que des fac-similés de banalités quotidiennes. »
Quitte à choquer, tant pis. C’est dans l’excès qu’on se révèle, pas dans le feutré. Monsieur de Talleyrand, belle fripouille fardée, pensait que « tout ce qui est excessif est insignifiant ». Eh bien non, le diable boiteux boitait encore plus, car c’est bien connu, tout ce qui est insignifiant est excessif. Au cinéma, comme dans la littérature, quand tout paraît naturel, c’est que c’est travaillé. On dit que ça coule de source. « C’est simplement chiadé », disait Audiard. Une belle langue argotique n’est pas la vérité, elle est le reflet de cette vérité. C’est ce petit rien immense qui fait qu’un tableau, un film, un livre, peut devenir une œuvre d’art. On le sait, Audiard maniait l’argot avec allégresse. Il lui tordait le cou, se l’appropriait, lui faisait un enfant dans le dos. C’est ainsi qu’il repartait au charbon. Si on lui reprochait d’utiliser la langue verte à outrance, il répondait qu’il se servait d’une langue inventée qui pouvait sonner comme de l’argot, mais qui, dans une certaine démesure, et non pas dans une certaine mesure, était transcendée. Pour se faire une idée, voici quelques répliques célèbres, où l’argot est le piment qui alimente le feu, une sorte d’adjuvant qui renforce la médication textuelle.
Dans Le Guignolo, Jean-Paul Belmondo parle de son irrépressible aptitude à charmer les dames : « Je ne séduis pas, j’envoûte ! »
Dans Les Tontons flingueurs, excédé par la présence d’Antoine (Claude Rich), Fernand Naudin (Lino Ventura) annonce à sa nièce, dans une rage contenue : « Patricia, mon petit, je ne voudrais pas te paraître vieux jeu et encore moins grossier — l’homme de la pampa, parfois rude, reste toujours courtois —, mais la vérité m’oblige à te le dire : ton Antoine commence à me les briser menu ! » Et là, Antoine, face à l’inculture de Fernand, suggère poliment : « Monsieur Naudin, vous faites sans doute autorité en matière de bulldozers, tracteurs et caterpillars, mais vos opinions sur la musique moderne et sur l’art en général, je vous conseille de ne les utiliser qu’en suppositoires. »
Il n’y a pas de mots d’argot, mais c’est la forme générale qui est argotique. Et donc comique.
Au sujet des Tontons flingueurs, on pourrait citer tous les dialogues du film, tant c’est drôle et savoureux, tant ça virevolte, vibrionne et papillonne. En ce qui concerne l’argot chez Audiard, il faut noter la pertinence des remarques de Jean-Luc Denat et de Pierre Guingamp dans Les Tontons flingueurs et Les Barbouzes[35] : « La langue des gens du mitan n’est pas à la portée du profane. Il faut donc l’adopter pour la rendre compréhensible du plus grand nombre. Si l’on compare le vocabulaire du film à celui du roman dont il est tiré, Grisbi or not grisbi d’Albert Simonin, on a une idée de l’édulcoration opérée. Rares sont, en effet, les mots d’argot ou à consonance argotique, qui sont passés du livre au film. On découvre décambuter, flambe, cave, charre, perdreau, tapin. En revanche, les laissés pour compte sont tellement nombreux qu’il serait fastidieux d’en faire la liste. Citons tout de même, à titre d’exemple, sirop pour tripot, rif, vanne, enquiller, pante, traczir, fion, ébouser (assassiner), gluk (chance), duce (signe de connivence), trèpe, goder, etc. Cette épuration était nécessaire. Car même si certains mots sont passés dans le langage courant (le plus souvent en se déformant), la plupart des termes d’argot demeurent hermétiques. »
Cela étant, on ne peut pas dire que Les Tontons flingueurs flirtent avec une langue digne de Mme de La Fayette ou du prince de Ligne. Mais le cocasse n’empêche pas la préciosité. Une langue précieuse est une langue tonique. C’est le soda de la rhétorique. Une langue verte ensoleillée par des aubes linguistiques. L’aphorisme pullule, l’euphémisme fleurit, la métaphore bouillonne. Lorsque Raoul Volfoni (Bernard Blier) peste contre Fernand Naudin (Lino Ventura), s’apprêtant à déposer une bombe à retardement chez lui, il dit à son frère (Jean Lefebvre) : « Alors ? Y dort le gros con ? Bah y dormira mieux quand il aura pris ça dans la gueule ! Il entendra chanter les anges, le gugusse de Montauban. Je vais le renvoyer tout droit à la maison mère, au terminus des prétentieux ! », on ne peut qu’éclater de rire. La situation, les mots, le phrasé, le physique de Blier, tout concourt à une partition magistrale, digne de Molière ou de la Commedia dell’arte. Et Raoul Volfoni, déjà, lors d’une scène précédente, après avoir pris un coup de poing dans la figure de Lino Ventura, lequel chantonnait « Happy birthday to you », disait à Jean Lefebvre :