Dès qu’on a un filon, on ne le lâche plus. Après Du rififi chez les hommes, il y a Du rififi chez les femmes, Du rififi à Tokyo, Du rififi à Paname. Les trois sont adaptés au cinéma. Le dernier est tourné par Denys de La Patellière, avec Alphonse Boudard aux dialogues, Jean Gabin, Mireille Darc et George Raft au générique (eh oui, le gangster mythique de Scarface et de Certains l’aiment chaud !). Hélas, nobody is perfect. Ces suites vieillottes et sans relief n’ont aucun intérêt. On peut dire que c’est aussi le lot de l’argot. Le trop est l’ennemi du bien. Tout un livre en argot tient plus de la curiosité archéologique que du joyau littéraire. On s’ébaubit à la lecture de certaines ballades de Villon, mais de vous à moi, c’est parfois abstrus, souvent lassant. C’est la visite au musée. On consulte certains textes argotiques comme on va voir le trésor de Toutankhamon. Si le côté hiéroglyphe fascine toujours, le côté grand disparu également. On ressent une espèce de sympathie polie et compatissante, pour ne pas dire condescendante, à l’égard d’un genre dinosaurien qui, comme on le disait autrefois, appartient au « cinéma de papa ».
Certains joyaux prennent du carat (de l’âge), d’autres restent intemporels. Auguste Le Breton, malgré Le rouge est mis, mis en scène par Gilles Grangier, avec Jean Gabin et Lino Ventura, Razzia sur la chnouf, un vrai bon polar adapté par Henri Decoin, avec encore Gabin et Ventura, puis l’inaltérable Clan des Siciliens, adapté par Henri Verneuil et José Giovanni, avec Gabin, Ventura, Delon et la musique d’Ennio Morricone, n’est plus en vogue. La vie littéraire est ainsi faite. Certains chefs-d’œuvre ne passent pas à l’écran, certains livres passables deviennent des chefs-d’œuvre. C’est injuste. On se souvient des films — moins des livres.
Le Breton était parfois désuet. Un jour, José Giovanni m’a raconté qu’ils avaient à « causer ». Il était question de cinéma. Giovanni était avec sa femme, Le Breton avec la sienne. À un moment, Le Breton s’est tourné vers les épouses et a dit : « Laissez-nous, on doit parler entre hommes… »
L’écrivain se prenait parfois pour le dur qu’il n’avait jamais été : un côté vieillot, démodé, suranné. L’œuvre de Le Breton pâtit de ce constat : ce n’est pas curieux, ce n’est plus qu’une curiosité. L’argot, qui n’est pas un long fleuve tranquille, doit être une langue vivante, pas une langue morte. L’humour adjacent, le clin d’œil, le jeu de mots, le langage populaire, la pirouette, tout ce qui fait qu’on « pine à la fortune du pot », même si le milieu décrit est la pègre, doivent exister et nourrir le mariage de la carte et du tapin ! Extrait de Razzia sur la chnouf :
C’matin, mon doublard est resté pointé à la barbote (visite médicale des prostituées). Une de ses potes m’affranchit. On l’a gardée. Pour des boutons qu’le toubib a dit. À la chagatte ! Tu parles… Comme si ça empêchait la môme d’éponger des michetons.
Extrait de Le rouge est mis :
Lisette n’avait plus son berlingue. Elle l’avait perdu dans les bras d’un jeune gigolpince à moustaches cirées. Ils n’avaient pas tort les barbeaux qui renaudaient contre ces petites connasses ! Elles grillaient les femmes de métier. Après leur turbin, pas rare qu’elles écrèment un micheton pour que dalle.
Cette mode du polar des années 1950-60 a fait florès. Surtout dans le registre sérieux. Quand on parlait l’argot, c’était pour ne pas être compris du patron et des non-affranchis. Quand on écrit trop en argot, on prend le risque de ne pas être compris par le lecteur. L’argot doit faire rire, au même titre que le langage populaire. Le français n’est pas du franglais, il doit conserver des expressions populaires telles que : « Il travaille du chapeau », « J’ai l’os du foie qui me fait mal », « Il a l’air d’un accident de chemin de fer », « Les yeux qui croisent les bras », « Les pieds en bouquet de violettes », « Les yeux bordés d’anchois », « C’est pas le frère à dégueulasse », « Chaque pot a son couvercle », « Il mange avec les chevaux de bois », etc. En matière d’argot, il faut faire comme Boudard et Simonin. Sous couvert de drôlerie ou de digressions appropriées, tantôt ils donnent la signification du mot bizarre, tantôt, du fait même de l’action, ils rendent le mot lumineusement compréhensible. Cela existe même chez Le Breton. Exemple dans Le rouge est mis :
Les petits boulots avaient des roupanes à trois thunes sur le cul, mais ça faisait rien. Girondes qu’elles étaient, dans leurs robes imprimées. Elles frappaient le trottoir de leurs hauts talons et bagotaient vers leurs rencards.
On comprend qu’il s’agit de filles qui vont vers leurs rendez-vous, non ?
Auguste Le Breton est de l’époque Casque d’or. Il dit lui-même à propos du Rififi chez les hommes :
J’offre ce livre à mes involontaires professeurs d’argot, à tous ceux avec qui j’ai vécu : aux élèves de l’Orphelinat de guerre où j’ai poussé, aux pupilles du Centre de Redressement où j’ai grandi, aux arsouilles des rues avec qui mes dix-huit ans ont souffert, ri, haï, aimé, volé… Puis aux ouvriers couvreurs, plombiers, briqueteurs, dépanneurs d’ascenseurs qui, tout en m’instruisant à leur façon, ont tendu vers mon adolescence sans espoir leurs amicales mains rudes.
Le Breton résume parfaitement la situation. Tout est une question d’air du temps. Hier, les clients réclamaient de l’argot ; aujourd’hui, du franglais et du verlan ; demain, du chinois et du bambara. La roue tourne. Messieurs dames, on vous offre ce que vous voulez ! L’argot, ou plutôt le langage familier et populaire, n’échappe pas à la règle. Et l’on se fiche éperdument que quelques binoclards frustrés tartinent des pages et des pages sous le double patronage de l’université et de l’universalité. Quand Le Breton écrivait Fortif’s[42], sur les fortifications de Paris, c’était du doc, du reportage, le témoignage d’une époque révolue. Le Breton, un peu à la manière de Richard Bohringer, d’un bateleur et d’un bonimenteur, prévient du reste son lecteur :
Je dédie ce livre à mes jeunes frères cadets les loubards. À ceux et à celles des grandes villes inhumaines, aux Sans Rien. À ceux et à celles des banlieues sinistres pourvoyeuses en tribunaux. À ceux et à celles des cités bétons telle Sarcelles où le regard se heurte au ciment gris qui préfigure celui des centrales de force et de correction. À toutes et à tous les éternels réprouvés avec ma fraternelle amitié.
On ne nous enlèvera pas de l’esprit qu’il y a un côté antique là-dedans. L’argot bouge à toute vitesse, il est insaisissable. Dès qu’il se fixe quelque part, il rouille. Comme on dit en langage pro, c’est une affaire de brocassou, de chiftire, d’entomologiste de la biffe et de la chine. Même quand il y a du sentiment, ça date. Et encore plus quand ça tourne lyrique aux entournures, adjectifs en prime. Extrait de Fortif’s :
Dieu qu’elle était gironde avec ses yeux immenses, d’un mauve violet dans son pâle visage ! Qu’elle était belle avec ses cheveux courts, luisants, bien peignés, qui sentaient la jeune sève. Avec ses seins menus et hauts que la respiration saccadée soulevait sous le chemisier d’une teinte qui rappelait ses prunelles. Et ses jambes ! Ses belles cannes longues, merveilleusement galbées, tant mises en valeur par la soie noire des bas ! Et sa taille à serrer entre deux mains qui ensuite pouvaient s’évaser, glisser pour suivre la splendide courbe des hanches. Et sa chute de reins dévoilée par la jupe bleu foncé en satinette. Pas mal d’arsouilles s’en pourléchaient les babines. Mais pas touche. Terrain défendu. Les mecs avaient pas envie d’affronter le grand canaque. Ils n’étaient pas bonnards pour se faire rectifier le portrait. Ce qui ne les empêchait pas… hypocritement… en cachette de Poincaré… de la déloquer… de lui faire ouvrir les cuisses… de la forcer… de la… Oh ! comme ce serait choucard de pouvoir se la mettre sur le panais !