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L’extrait nous montre que, malgré l’influence célinienne, Auguste Le Breton n’est pas forcément un styliste. Au contraire des mémorialistes Audiard et Boudard, il raconte une histoire qu’il s’approprie parfois, mais dont il s’exclue souvent. Idem pour Simonin. Il faut s’impliquer. Ou posséder un sacré tour de main.

L’important, dans cet extrait, c’est la connotation sexuelle. L’immortalité de l’argot passe par cette figure obligée. Bon nombre de dictionnaires ont abordé cet inépuisable sujet, dont le fabuleux Dictionnaire érotique de Pierre Guiraud[43] et l’anecdotique L’Argot d’Éros de Robert Giraud[44]. Même le chanteur Pierre Perret y est allé de son couplet. Images et métaphores des horizons et des disciplines les plus inattendus sont dignes de la génération spontanée. On ne sait plus quoi en faire. Le sexe passionne, il motorise le langage argotique, amuse le péquin, fait fantasmer le coquin. Dans ce domaine aussi concis que circoncis, la pérennité de l’argot est assurée. On dénombre des dizaines de mots pour désigner les parties sexuelles de l’homme et de la femme, ainsi que les gymnastiques diverses et variées auxquelles ils se livrent. Des auteurs tels qu’André Hardellet, Jean Meckert, André Vers, Louis Calaferte, Vincent Ravalec et d’autres ont exploité le filon. La voie sans issue s’est transformée en zone érogène. C’est tentant. Il s’agit de jongler avec des mots et de « néologiser », comme disaient Céline et Frédéric Dard. Certains parlent chez l’homme de service trois pièces, de cigare à moustaches, de onzième doigt, de chauve à col roulé, de fifre à pédale, de vipère broussailleuse, de bâton de jeunesse, de père frappart et de ses deux adjoints, etc. Chez la femme, on parle de mille-feuille pour le sexe, de boîte à ouvrage, de tarte aux poils, de salle des fêtes, de bonnet à poils, de tablier de sapeur ; puis, pour le derrière (tout compris), d’as de pique, de dé à coudre, d’œil de bronze, de cadran solaire, d’abat-jour, de panier à crottes, d’arrière-boutique ; puis, pour la poitrine, d’avant-scène, de signes extérieurs de richesse, de monde au balcon, de boîtes à lait, de pare-chocs, de fruits confits sur l’étagère, de pamplemousses en devanture, etc.

Il y aurait de quoi remplir une bibliothèque. L’imagination dans ce domaine est sans limites. N’importe quelle expression, dans n’importe quelle activité (mettre le rôti au four, relever le compteur, purger le radiateur, désosser le gigot, repeindre la devanture…) peut prendre une signification spéciale, pour ne pas dire spécieuse. L’argot — mais doit-on parler d’argot ? — n’obéit plus à aucune nomenclature. C’est le langage en mouvement. Un électron libre qui s’amuse dans un champ tout ce qu’il y a de plus magnétique.

Il est important de souligner que l’argot, qu’il soit classique ou moderne, est en perpétuelle mutation pour ce qui concerne l’érotisme. Un écrivain comme Auguste Le Breton, contrairement à Frédéric Dard, s’est souvent limité à un argot sans imagination. On veut dire par là tellement littéral qu’il semblait manquer de littoral. La nana a une motte, une chagatte, un tafanard, des nichons. Le mec a des burnes, des roupettes, un chibre, un braquemart, une quique. Le Breton était exclusivement un auteur de polar. Cependant, il a prouvé, avec d’autres livres, qu’il était également un auteur. L’homme qui a mis le verlan au goût du jour a écrit plus de quatre-vingts livres. Pour le paraphraser, on ne s’en pourlèche pas forcément les babines. Mais l’on retient quand même ses deux livres de jeunesse, quelques polars, Du vent… et autres poèmes[45], un recueil de poésie, et Monsieur Crabe[46], un témoignage de sa lutte contre le cancer. Ce n’est déjà pas si mal.

Lors des vingt dernières années de sa vie, Le Breton a créé les séries « Les Antigangs » et « Brigade antigangs ». Le petit gars des anciennes fortifications a fini par être terrassé par le cancer. Une enfance, c’est le passeport de la vie. Il y a toujours un guichet où l’on vous demande des comptes. On est admis, on ne l’est pas. Il y a du rififi dans les destins. Auguste Le Breton est mort à quatre-vingt-six ans en 1999.

L’argot moderne

Dans le sabir branchouille contemporain, il faut avouer qu’entre bolos (nazes) et cassos (bouffons) c’est hyper hardos. Il y a ou bien, ou pas, des kems qui surkiffent, des meufs qui hallucinent, la vigilance orange à tous les carrefours. Tout est magnifique, rabâchent des têtes vides à court de vocabulaire. Bref, quelque chose d’énorme, d’ébouriffant, de mégadépendant, compte tenu que le twitte, qui rime avec bite, tient du gazouillis et du message bref, et que la tchate, qui rime avec chatte, tient du dialogue immédiat. Si t’es pas follower, t’es largué, nom d’un cul. C’est donc dans les tuyaux, malgré tout ce qu’on a voulu savoir sur le sexe et qu’on ne saura jamais. Le français n’est plus ce qu’il était, ma bonne dame. Au moment où ces lignes paraîtront, l’amphigourique aura peut-être remporté le pompon, plébiscité par le chelou et le relou, au-delà de tout, anyway ! Magnifique, non ?

L’argomuche de pépé a du plomb dans la gousse d’ail. Encore que quelques mots moyenâgeux qui tirent leur épingle du jeu, style maille (pièces de monnaie), relativement cornichons, s’incrustent. Le daron et la daronne, eux aussi, rejetons d’un argot de Vidocq, se la pètent dans le milieu des jeunes nantis. Le verlan a beau subsister vaille que vaille, il a perdu son pouvoir de séduction, et la banlieue, très en vogue dans les années 1990, a nettement moins le droit de cité. Les nazes se sont faits la paire, au même titre que les fonbous. Franchement, c’est dar. Expression quasi san-antoniesque (sans le savoir), postatomique et un tantinet phallique, qui signifie bêtement qu’on admire une chose ou une personne. C’est quoi ce délire ? Vous l’avez compris, il n’est jamais trop dar pour s’y prendre plus tôt. C’est like that. Si tu captes mal le scénar, coco, c’est que t’es pas compatible dépendant. Faut être fashionista. Il suffit de brancharès le haut-parleur.

Il y a ceux qui veulent faire du genre et ceux dont c’est le genre. L’argot, qui ne veut plus dire grand-chose de nos jours, remonte, pour les nigth-clubbers d’aujourd’hui, à l’ère du Crétacé. Il a une peau de bête autour du vocable et un os dans le nez. Pour nous, il est comparable à certains mots rares. Prenez par exemple « s’acagnarder ». Il faut s’en servir avec parcimonie. C’est comme faire ses besoins, une fois par jour suffit, car à chaque jour suffit sa peine. Il n’y a rien de pire que d’être dans le besoin. Le vrai français est le français populaire, celui qui change de chaussettes tous les jours, et le français littéraire une sorte d’argot, celui qui arbore de belles chaussures lustrées toute l’année. Quand on se bat pour la francophonie, on se bat pour l’argophonie. L’argot est l’orgasme des mots. Il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas voir et entendre ce chef-d’œuvre alimentaire, pour ne pas dire élémentaire, qui a de la branche. L’argot, qu’on dénomme ainsi, mais qui recouvre tout ce qui embellit, transforme et armorie le français, fait la nique à l’honnêteté, flatte les secrets de fabrication, maçonne le dérisoire, shampouine la dissimulation, turlute l’invention, bourrique l’ironie, trombine la cocasserie, prend du rond dans tout ce qui est carré, rectangulaire, pyramidal, hexagonal. Hier ou demain, le vert vire au verdâtre, le gros rouge au petit jaune. La langue française a beau avoir de la couleur, elle abdique en faveur de la grisaille anglo-saxonne. Dès que la syntaxe charade et contrepète, le pastiche 51 nous flatte l’anis. Tout cela est simple comme bonjour. La langue française, au même titre que l’Histoire de France, est un instrument de plaisir qui déflore la syntaxe, une bonne thèse au royaume du jargon. Plus personne n’a une gueule d’atmosphère. Chacun de nous, avec son site, son blog, son adresse mail, est atmosphère. C’est déprimant.

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43

Payot, 2006.

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44

Marval, 1989 ; « La Petite Vermillon », 2011.

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45

Le Rocher, 1998.

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46

Le Rocher, 1995.