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Le ressort du genre, renforcé en mensonge, veulerie et fatuité, est la menace. Les faibles qui se croient forts menacent. Dans la vie, c’est dangereux, à l’écran, c’est risible. Le père Blaise, janséniste en robe de bure et barbe de Torquemada, lance à la cantonade : « C’est marre, le prochain que je chope en train de siffler un intervalle païen, je fais un rapport au pape ! » Et les autres de rétorquer : « Qu’est-ce qu’on en a à carrer ! »

Kaamelott est une série qui fait du mauvais esprit. Ce genre très français, inscrit dans les humeurs depuis la nuit des temps, mais également dans la raison et le raisonnement, ne peut que séduire des spectateurs qui, au fond d’eux-mêmes, sont les acteurs de leurs propres turpitudes. Ne sont-ils pas râleurs, ronchonneurs, rouspéteurs, moqueurs, jamais contents, comme si cette marque de fabrique était exclusivement française ? Les héros de cette série (« tarés », dit le roi Arthur) sont des simples d’esprit qui n’auront pas le Royaume des Cieux. On n’en a cure. Affreux, sales et méchants, ils sont jubilatoires. Avec des facéties diaboliquement françaises, que certains « bons » esprits pourraient qualifier de poujadistes (le terme existe-t-il encore ?) et de réactionnaires. L’argot, là-dedans, fait encore figure de figurant. Mais il est essentiel. Pour ne pas dire déterminant.

Les argots

L’avenir littéraire de l’argot n’a pas beaucoup d’avenir. S’il n’a pas beaucoup d’avenir, c’est parce qu’il est daté. Qu’il soit secret, comique, réaliste ou lyrique, comme l’indique le professeur Jean-Paul Colin dans le Dictionnaire de l’argot et du français populaire[58], « l’étude de l’argot est la rencontre entre l’énorme matériau verbal des marginalités individuelles et collectives et leur observation minutieusement clinique, c’est-à-dire linguistique ». L’argot est sans cesse pris entre le marteau du vieilli, de l’obsolète, du désuet, et l’enclume de la nouveauté. Avec Céline, Boudard ou Audiard, l’argot « ancien » est acceptable parce qu’il est création, et même récréation de la création. Le propre de l’œuvre d’art est d’imiter la nature, mais de ne pas lui ressembler. Idem pour le style. Personne ne parle comme dans les livres de Céline, de Boudard, ou comme dans les films d’Audiard. La création est inimitable. Voie à la fois céleste et sans issue. La preuve : si vous écrivez comme Céline ou Boudard, on vous reprochera d’écrire comme eux, si vous écrivez des dialogues comme Audiard, on vous reprochera de le copier. L’argot, a-t-on répété à maintes reprises, n’est qu’un ingrédient. Dans la vie comme dans les livres, au cinéma comme à la télévision, il conviendrait mieux de parler de langage populaire, courant, parlé. La meilleure preuve est que l’argot se recrée, se recycle, se retransforme sans cesse et sans relâche. C’est une définition de Lavoisier qui n’en finit pas. Paradoxal, transformiste, insaisissable, c’est le caméléon de la langue.

Aujourd’hui, avec la banlieue et l’influence des pays slaves, l’argot ne manque pas d’émules parmi les écrivains modernes qui affichent leurs attaches avec le peuple ou la pègre. Mais « son extension à la langue parlée de toutes les classes, explique Jean-Paul Colin, a bien perdu de sa force de choc ». Pas question, naturellement de dire que l’argot est mort. Ce serait faux et injuste, et encore plus faux qu’injuste. L’argot, par sa force socialisante, est précisément un phénomène sociétal. On le pratique par coquetterie, pour ne pas dire par snobisme. Il fait partie intégrante de la langue. Dès qu’un nouveau mot « canaille » apparaît, les étudiants et la bourgeoisie à la page s’en emparent. L’argot n’est pas la langue du rejet, mais du jet. On se lance ainsi. Il n’en demeure pas moins que certains mots de ce langage familier appartiennent à l’histoire de la langue. Il est amusant de répertorier ces « argots » spécifiques à une région ou à une corporation qui ont mis leur grain de celte dans notre civilisation judéo-chrétienne — ou indoeuropéenne, c’est selon.

LE BELLAND est l’argot des peigneurs de chanvre du Jura au XIXe siècle.

LE CANUT est l’argot des ouvriers lyonnais des soieries, appelés eux-mêmes canuts.

LE FARIA, qui est presque l’abbé du Comte de Monte Cristo, est l’argot des ramoneurs itinérants de Savoie à la fin du XIXe siècle, ce qui prouve une fois de plus que l’argot doit beaucoup aux nomades, notamment aux Tsiganes, et cela depuis le Moyen Âge.

LE FAYAU, qui n’a rien de commun avec ce fameux haricot chanté par Romi dans son Histoire anecdotique du pet, ni avec les petits technocrates farcis de zèle qui lèchent les bottes du pouvoir, est l’argot des maçons du Puy-de-Dôme au XIXe siècle.

LE JARGON est un mode de parler artificiel et secret employé par les coquillards et François Villon au XVe siècle. C’est finalement le premier argot de l’histoire de l’argot en France. Beaucoup d’écrivains, de chanteurs, de poètes, par une sorte de mode bien en vue, et bien vue, n’hésitent pas à affirmer qu’ils s’inspirent directement de François Villon et du « jargon de la Coquille ».

LE JAVANAIS, contrairement à ce que l’on pourrait supposer, ne vient pas de Java, cette « île de l’orge » où l’on fait la fête sous la férule de la gigantesque et sismique Indonésie. C’est un jargon qui consiste à introduire la syllabe « av », « va » ou « ag » à la suite de chaque consonne ou groupe de consonnes prononcée(s) dans un mot. Exemples : chagatte (chatte), baveau (beau), gravosse (grosse).

LE JOBELIN est l’argot des gueux et des maquignons au XVe siècle parfois utilisé par François Villon dans ses ballades.

LE LARGONJI est un argot du XIVe siècle qui consiste à remplacer la consonne initiale (ou le groupe consonantique initial) d’un mot par un « l » et à rejeter à la fin du mot ladite consonne ou ledit groupe sous sa forme orale. Exemples : lardeuss (pardessus), loupaque (pou), lamedé (épouse). On trouve le largonji dans Vidocq. Le largonji, forme de jargon, est transformable à loisir. Pour s’amuser, on peut remplacer le « l » par « iche » ou « uche », dans le genre trucmuche.

LE LOUCHÉBEM (ou loucherbem) est l’argot des bouchers de Paris et de Lyon au XIXe siècle. C’est une variance du largonji. On substitue un « l » à la première lettre de chaque mot et l’on reporte la lettre remplacée à la fin du mot devant un suffixe qui, selon l’humeur, peut être « ème », « ji », « oc », « muche », etc. Exemples : lerchem (cher), labatem (tabac), lonboc (bon), lerchji (cher), latrequemuche (quatre). Cet étripage du jargon qui subsistait un peu à la Villette est désormais fini. Le louchébem jacte comme Bernard-Henri Lévy devant sa bavette existentielle. Habillé au dernier cri, c’est un merlan du bifteck.

LE MORMÉ est l’argot des fondeurs de cloche au XVIIe siècle. Pour se faire sonner les cloches, il suffit de jeter un coup d’œil à certains dialectes picards et lorrains à l’époque de Louis XIV.

LE POISSARD, qui signifiait « voleur » au XVIe siècle, doit beaucoup à ces femmes au langage grossier (un peu comme les tricoteuses) qui ont été assimilées — à tort — aux marchandes de poissons des halles. Le poissard est un argot incantatoire qui doit plus au style qu’au langage lui-même, car il puise énormément dans l’argot. Extrait d’un texte de Pierre Boudin qui date de 1754 :

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Larousse, 2006 ; 2010.