Les archisuppôts (gens instruits, écoliers et clercs ayant fait leurs études à l’Université) en un mot sont les sçavants, les plus habiles marpaux de toutime l’argot, qui sont des Escoliers débauchez, et quelques Ratichons de ces coureux qui enseignent le jargon à rouscailler bigorne, qui ostent, retranchent et reforment l’argot ainsi qu’ils veulent.
Notons que le mot « voleur » apparaît pour la première fois en 1516. Pour la peine, François Ier crée la peine des galères. La relation de cause à effet est immédiate. Au bagne de Marseille, puis à celui de Toulon, un nouvel argot voit le jour. Le foyer de l’argot français se déplace pour se reporter en Provence, qui devient le centre de ralliement forcé des malfaiteurs. Sans compter les Tziganes qui arrivent des Balkans, de Hongrie, de Roumanie, de Pologne, de Russie.
Tout le monde s’en pourlèche l’entendement, l’argot est une sacrée potée. Y mitonnent tous les jus, tous les parfums du monde. C’est une cargaison perpétuelle d’émigrés. Il n’y a pas de pétard, plus un groupe a besoin de se colleter et de se planquer, plus l’argot devient complexe, étendu et organisé. Dans L’Argot et la Poésie[6], Pierre Mac Orlan, auteur de La Bandera et du Quai des brumes, écrit : « La langue morte qu’est l’argot est un langage méfiant, une langue savante qui ne sera guère parlée qu’en Sorbonne où les agrégés ès jobelin ajouteront un nouveau fleuron à leur couronne. » Il veut dire par là que les intellectuels non seulement se trompent, mais récupèrent toujours tout, histoire de jouer un bon coup de la thèse, de l’antithèse, de la synthèse. Veuillez nous excuser, amis de la poésie, mais comme l’écrivait fort justement Alphonse Boudard : « C’est la tentative désespérée de Babar voulant sodomiser Mickey. »
Le Jargon tend à accréditer cette thèse. L’argot, de plus en plus compliqué pour les têtes vides et les esprits cintrés, est le contraire d’une formation spontanée. « C’est une langue artificielle, destinée à ne pas être comprise par une certaine classe de gens », affirme Pierre Guiraud dans Le Jargon de Villon[7]. Il assure également que les coquillards étaient une bande de pédérastes. « Ce qui n’a rien d’étonnant, précise-t-il, pour des gens qui passent le plus clair de leur vie en prison ou en bandes courant les grands chemins. » Le raccourci est peut-être un peu raide. Mais l’argot, on l’a compris, et en premier lieu le « jargon », est le langage des marginaux. Avec les métaphores, les néologismes, le fond, le fumet et le beurre pour monter la sauce. Il n’y a qu’à parcourir Le Jargon pour s’en persuader. La langue de l’argot est pauvre d’idées, riche de synonymes. « Les files de mots sont parallèles et procèdent d’une dérivation synonymique », fait remarquer le « villonnien » Marcel Schwob dans le Glossaire du jargon de la Coquille[8]. On ne contredira pas Marcel. En 1890, il avait beau schpile (être en situation de réaliser aisément quelque chose). On peut se régaler la rétine avec ses écrits de haute graisse.
L’argot du Jargon, pour beaucoup, est tombé en désuétude. Mais c’est la destinée première de l’argot que de tomber en désuétude et de renaître de ses cendres tel un Sphinx taraudé par les suffixes et l’imaginaire. Le verlan d’aujourd’hui ne le remplace pas, il est le résultat d’un argot qui ânonne le rap, qui n’est plus fait par et pour les classes dangereuses, mais par des chaînes de fabrication médiatiques qui se servent de la pub, de la politique et d’un certain monde interlope, histoire d’encanailler des loquedus qui se la pètent. L’argot d’autrefois était aristocratique, celui d’aujourd’hui est démocratique. Il est l’épandage, il pue pour tout le monde. Jacter l’argot chez Lipp ou dans une émission de télé à la mords-moi-le-schpatche est du dernier cri. C’est un must. Et une certaine forme de décadence. Comme disait l’encombrant Céline : « Il faut être raffiné. » Dans le monde de l’écran et de l’Internet, on ne l’est pas. La vulgarité a gagné. Elle a pignon sur tube.
Albert Simonin, grand argotier devant l’Éternel, auteur des cultissimes Grisbi et Hotu, recense, dans Voyage au pays de l’argot, quelques mots issus du Jargon et de Pechon de Ruby qui ont poursuivi leur grand bonhomme de chemin jusqu’au XXe siècle. On retrouve affurer (tromper), blèche (laid), morfier (manger), pibouais (vin), aguiger (faire mal), cosny (mort), batouze (escroquerie), etc.
Le Jargon de l’argot réformé fit des ravages sous Richelieu. Le cardinal avait les boules. Le désordre subversif de ce livre fait écho à la subversion politique et militaire du temps. Mais Richelieu, quoique agacé par les mousquetaires, ces libertaires qui auraient pu parler l’argot pour faire échec aux gardes de Son Éminence, emporta le morceau. Avec l’institution de l’Académie française en 1634, la littérature argotique en prend un coup derrière les carreaux. L’ordre du silence va régner sur les « classes dangereuses ». Ainsi que le précise Jacques Cellard dans son Anthologie de la littérature argotique : « À défaut d’argot véritable, le XVIIIe siècle se gargarise du contraste entre le trop noble français et le français débraillé du peuple — le français poissard (les poissardes, plus tard, femmes du peuple au langage grossier, ont été assimilées aux marchandes de poissons de la Halle). » Ultime précision : un certain Boudin, auteur cochon vendu à toutes les charcuteries du pays, signe une grosse farce intitulée : Madame engueule ou les Accords poissards. Ce n’est pas du Du Bellay, ça gueule à toutes les pages. On peut faire l’impasse.
Pour égayer un peu la tristesse ambiante qui aboutira à la Révolution française, quelques bandits de grand chemin, à l’image de Mandrin et de Cartouche, font quelques misères à l’autorité royale. C’est comme les films avec Georges Rivière (Mandrin, bandit gentilhomme, de Jean-Paul Le Chanois) et Jean-Paul Belmondo (Cartouche, de Philippe de Broca), tout commence joyeusement, tout finit tragiquement. Les argousins des Louis qui se succèdent ne galèjent pas. On brodequine, on écartèle, on roue, on pend, on estrapade, on brûle, on tenaille, on arrache. Cartouche est roué vif en 1721, Mandrin subit le même sort en 1755. Mais ce qui importe, du moins littérairement, encore que pour Nicolas de Grandval, le mot « littérairement » vint comme une perruque dans la soupe, c’est la publication du Vice puni, ou Cartouche, paru en 1722, un ouvrage à faire bâiller d’ennui les bancs d’huîtres, mais qui a le mérite d’offrir en plus du poème en alexandrins et treize chants, un double dictionnaire argot-français et français-argot — ce qui, pour le deuxième dictionnaire, est une première. Obligado, comme disent les affranchis, ça sniffe le pompage à plein blair. Il y a du Jargon de l’argot réformé dans l’air ! Mais l’abbaye de monte à regret (la potence) fait son apparition, ainsi que le verbe jaspiner (parler), la mousse (la merde), le daron (le maître), la tocante (la montre), le patelin (le pays), la caruche (la prison), les écoutes (les oreilles), la baude (la vérole), gy (oui)… Pour remettre les pendules à l’air (oui, oui, pas à l’heure), quarante ans après la sortie de l’abyssale niaiserie de Grandval, une nouvelle édition du Jargon de l’argot réformé voit le jour. On frolle sur la balle (on médit un brin), on débride sa penseuse (on médite un tantinet). En d’autres termes, à grand renfort de réactualisation, ça chauffe teigneux, façon plâtre. Justement, ça tombe à point nommé, car dans le cadre des bandits de grand chemin, on ne va pas voir de quel bois on se chauffe, mais comment on chauffe les pinglots des richards ou des confortables. Bref, voilà les chauffeurs d’Orgères…