Les chauffeurs d’Orgères
Juste avant d’aborder le sujet de cette bande qui a sévi dans le Loiret et inspiré de nombreuses publications (dont un beau roman de Jean-Claude Ponçon, La Reine des grinches[9]), on ne peut pas ne pas envoyer un clin d’œil au Rat du Châtelet, un petit ouvrage de trente pages, sec, nerveux et cursif, pas du tout dans le style de l’époque. L’auteur, anonyme, emploie des mots qui font un malheur dans l’argot, et dans le langage populaire, disons même courant, puisque ces mots sont encore employés aujourd’hui, à savoir : trimballer, planquer, débiner, abouler, rouillarde de picton (une bouteille de vin), bagou, plombe, coltiner, jonc, etc.
Tout se passe entre Orléans, Pithiviers et Montargis. Mendiants et trimardeurs passent à la vitesse supérieure. Ils deviennent des grinches (voleurs). Ils sont aussi bien organisés que Robin des bois et ses compagnons dans la forêt de Sherwood : épouses, enfants, vieux, abbé, instituteur. Près de deux cents voleurs qui ne lésinent pas sur les moyens. Les mioches font leur apparition lors des expéditions. Chauffe, Marcel ! Avec Petit-teigneux, Breton le Cul Sec, Beau-François (le nom du chef qui inspirera un roman magnifique à Maurice Genevoix), le curé des pingres, Julien le Manchot, Marie la Gande Dent et Marie Beau Cul, ça déhotte dans les chaumières. Une fois qu’on a déboulé chez le péquin, on lui demande où il a dissimulé son magot. Les rétifs, les taiseux, on les travaille à la braise (mot qui signifie aussi « argent » en argot). Lorsque les marrons sont chauds, on se met à table. Les pieds comme des pralines, les victimes finissent par révéler où sont planquées les éconocroques. Il y a parfois des dérapages. On ébouse, on escagasse, on assassine.
Si la bande s’est fait alpaguer, c’est à cause d’une donneuse : Borgne-de-jouy. Procès. Condamnations. La bande est marron. Comme toujours dans ces cas-là, un illustre inconnu se hausse du col et décide de rédiger l’histoire des malandrins. Le gars s’appelle Leclair, genre fermeture, mais ce n’est pas un foudre de guerre. Il se croit du tonnerre. Ampoulé, gras du vocable, confus, on le suppute plumitif au jus de nave. Mais il faut en convenir, le dictionnaire d’argot recueilli d’après les accusés à l’instruction, pendant le procès d’Orléans, en l’an VIII de la République, vaut son détour linguistique. Ainsi que l’indique Jacques Cellard : « C’est un témoignage remarquable de l’influence ancienne du Tzigane sur l’argot. » Apparaissent des mots de vocabulaire sexuel, comme le chibre (le sexe masculin). On se chique (on se bat) entre bijoutiers du clair de lune (brigands), on mange le morceau (on dénonce) à l’image de Borgne-de-jouy. On a le riffe au fion (le feu au cul), on met flamberge en pogne pour caner un grinche (on met l’épée à la main pour tuer un voleur). On boule en carante et on jaffe du rouate et du larton savonné (on va à table et on mange du salé et du pain blanc).
Au grand étonnement de bon nombre de gens, il n’est pas de langue plus énergique, plus calorique, et en même temps plus maigre, que l’argot qui va toujours. En dépit de certains chemins de traverse, on va droit au cul, comme disait le luxuriant Géo Sandry, auteur culte de P’tit Pote[10] qui, pour décrire une fille au strabisme divergent, écrivait : « Carmencita avait un châsse qui faisait le tapin pendant que l’autre guettait les poulets. »
L’argot ne suit pas la civilisation, il la talonne. Il s’enrichit même d’expressions nouvelles à chaque invention. Disons-le sans barguigner et soyons les Lagarde et Michard de la langue verte, c’est en vain que nos Josués littéraires crient à la langue de s’arrêter, mais les langues, pas plus que la Terre, ne s’arrêtent de tourner. Le jour où ce sera le cas, tout mourra dans le même élan nietzschéen, avec le désespoir étoilé de Cioran devant le vertige de l’illusion et la sombre félicité d’Héraclite au bord de l’Etna.
Dans le bouquin de Leclair, il y a donc des nouveautés, même si ce n’est pas le grand chambardement. Cela tient sans doute à la médiocrité des auteurs, autant pour Cartouche que pour l’Histoire des brigands, chauffeurs et assassins d’Orgères[11]. C’est de l’opéra-comique en filigrane. On échappe à la loi, aux lois grammaticales, à celles du langage habituel. Ce n’est pas du poissard ni du schtroumpf. La déformation des langues nous forme, nous déforme et nous reforme. On monte au créneau, on voit les anges, on y va de son voyage. Le langage travesti est en train de creuser son sillon. Pierrot devient Colombine, Thésée est le Minotaure, Tartarin se transforme en Mère Michel. Toutes les langues sont dans le jargon. C’est la patine des siècles, et même le patin, comme l’indiquait Frédéric Dard dans Remets ton slip, gondolier. De l’hébreu, de l’arabe, de l’indien, du vieux françois (oïl et oc), du latin, du grec, de l’espagnol, de l’italien, de l’allemand, de l’anglais, du romani. Si j’ai quarante berges (quarante ans), c’est à cause du romani « berch ». Claquer (mourir) vient du celtique, faire la cane (avoir peur) est dans Rabelais, le bagou est catalan, marlou a du sanscrit pour origine, bobine fleure le Midi, hosto est flamand, etc. Il faut préciser que la fameuse cour des Miracles était divisée en quatre sections : Égypte, Boëme, Argot, Galilée. « Le rapprochement de ces noms de pays orientaux suggère l’explication d’Argot par Arabie », écrit Jean La Rue dans le Dictionnaire d’argot[12], présenté par Clément Casciani. Saint-Lazare se transforme en Saint-Lago, arby (arabe) en arbicot. C’est la rumba des suffixes. « Notre langage populaire puis classique, expliquait Alphonse Boudard dans son introduction au Dictionnaire du français argotique, populaire et familier de Dontcho Dontchev[13], s’est nourri, vivifié de ses vocables, de ses métaphores. » De quoi goder en plein luisant. En attendant, voilà la nuit qui se profile, les ruelles obscures, les lames de sacagne qui luisent sous un rayon de lune. Le prochain de la liste s’appelle Vidocq. François Vidocq. C’est du brutal.
François Vidocq
Il est né en 1775. Cet homme est un paradoxe sur pattes. Il va connaître l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire, la Restauration, Charles X, Louis-Philippe. C’est quand même plus enrichissant que de vivre sous les règnes ennuyeux et médiocres de Giscard, Mitterrand, Chirac et Sarkozy. Les femmes et les duels le conduisent au bagne. Il en fait un peu trop, François. Malin, rusé, généreux, magnanime, fort comme un Turc, bien doté par la nature pour les choses de l’amour, ce sont les bagnes de Brest et de Toulon qui feront de lui un roussin (un policier). On devine tout de suite le panaché Valjean-Javert-Vautrin. Les écrivains romantiques s’emparent de ce personnage romanesque hors du commun, qui aurait pu être banquier, homme politique ou général, et le transforment en une sorte d’archange Gabriel titillé par Satan et ses 6666 légions démoniaques.