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Chez Balzac, Vautrin est peu recommandable. Sacrilège, simulateur, sauvage, logique, brutal, assassin de l’abbé Herrera, homosexuel, il pactise avec Rastignac et nourrit à l’endroit de Rubempré un amour passionné. Après le suicide de Lucien, il se fait nommer chef de la Sûreté. C’est un Faust bidon et anarchiste, une sorte de jumeau de Lacenaire, auteur de vers de mirliton, dans le genre :

Le pante aboule On perd la boule, Puis de la taule on se crampe en rompant. On vous roussine ; Et puis la tine Vient remoucher la butte en rigolant.

Traduction :

La victime arrive On perd la tête, Puis on prend la fuite à toute vitesse On vous dénonce ; Et puis le peuple Vient vous voir raccourcir en riant.

Chez Hugo, Javert est un policier intègre, ancien garde-chiourme, psychorigide, mû par le grand rêve de la puissance invincible et solitaire. Contrairement à Vautrin, avatar du diable, il est l’ennemi du diable, et donc le diable lui aussi. Son acharnement à poursuivre Jean Valjean, vrai double de Vidocq (sauf qu’il ne devient pas chef de la Sûreté), herculéen, juste et magnanime, en quête de rédemption, tient de la névrose obsessionnelle. Le genre de type qu’on enverrait volontiers ad patres. Quand on imagine Vidocq, on songe à la phrase de Vautrin dans Illusions perdues : « Je suis seul contre le gouvernement avec son tas de tribunaux, de gendarmes, de budgets, et je les roule. » On se dit que ce type est un cynique abouti, un ancien naïf qui se complaît à bafouer les lois, à fouetter la haute société, à la convaincre d’inconséquence avec elle-même.

On se trompe. Vidocq est un héros de la mythologie grecque. Innocent comme le petit truand qui vient de naître, il n’aspire qu’à vivre honnêtement d’une industrie qui ne l’est pas. Il s’absout en pensant qu’on ne peut rien contre les circonstances, et encore moins contre le hasard. Vidocq est un peu voleur, un peu assassin, un peu justicier. Il en croque, et après, pour se débarrasser des malfaisants qui veulent l’encrister et le faire chanter, il passe de l’autre côté. Ce satané Vidocq est ingérable. Le chasseur intrépide se transmue en passe muraille. C’est Jack London chez Marcel Aymé.

Nous ne sommes pas là pour raconter (seulement pour résumer) la vie d’un sacré loustic qui, après en avoir pris pour huit ans de chapeau de paille, après s’être évadé trois fois du collège (bagne), après avoir été le chef d’une brigade recrutée parmi les forçats libérés en 1809, mériterait un livre à lui seul — essentiellement pour le langage. Le langage, Vidocq, il connaît. Asticoté par des encombrants en 1827 (en fait, une basse intrigue), il est contraint de démissionner de la Sûreté criminelle qu’il avait créée et dirigeait depuis dix-huit ans. Il en profite pour écrire ses Mémoires, les publier en 1828 et récidiver dix ans plus tard avec Les Voleurs, un livre sans grand intérêt, rédigé par un gratte-papier, qui propose néanmoins quelques lettres de pégriots, dont celle-ci, où un voleur déclare sa flamme à la fille pour qui il a le béguin :

Girofle largue,

Depuis le relui où j’ai gambillé avec tézigue et remouché tes chasses et ta frime d’altèque, le dardant a coqué le rifle dans mon palpitant, qui n’aquige plus que pour tézigue ; je ne roupille que poitou ; je paumerai la sorbonne si ton palpitant ne fade pas les sentiments du mien. Le relui et la sorgue, je ne rembroque que tézigue, et si tu ne prends à la bonne, tu m’allumeras bientôt caner.

Traduction :

Aimable femme,

Depuis le jour où j’ai dansé avec toi et vu tes jolis yeux et ta mine piquante, l’amour a mis le feu dans mon cœur qui ne bat plus que pour toi ; je ne dors plus, je perdrai la tête si ton cœur ne partage pas les sentiments du mien. Le jour et la nuit, je ne vois que toi et, si tu ne m’aimes, tu me verras bientôt mourir.

Tout cela respire le laborieux. On sent que le gratte-papier a fanfaronné de la plume. Dans les Mémoires, autre son de cor. C’est du sérieux. Les expressions s’emmanchent au fond des bois. Encanaillement garanti. Du coup, énorme succès commercial. Un vrai roman policier, avec tout ce qu’il faut de picaresque pour entartiner le caveton. De Bicêtre à Toulon, on croise des effaceurs qui ont fait suer un chêne (qui ont tué un homme), qui maquillent à la sorgue (qui volent la nuit), qui écornent des boucards (qui dévalisent des boutiques), qui ont envie de buter un riflard qui a battu morasse (un bourgeois qui a crié au secours), un guinal qui refourgue des coucous et des brides d’Orient (un juif qui revend des montres et des chaînes d’or). Le pantre est le bourgeois, le canapé le rencard des invertis (il y en a un rue Saint-Fiacre !). La tronche est la figure, la tante l’homosexuel. Le taf est la peur, se faire arquepincer signifie se faire arrêter, etc. Tout l’argot moderne se profile. Le personnage de Vidocq ne manque pas d’envergure. On se souvient de Bernard Noël dans Les Aventures de Vidocq, réalisées par Marcel Bluwal, et des Nouvelles Aventures de Vidocq avec Claude Brasseur, toujours mises en scène par Marcel Bluwal. C’était de la bonne télé. L’excellent Bernard Noël, mort à quarante-cinq ans d’un cancer, avait le bagout, la carrure et l’ampleur de l’ancien bagnard. On imagine bien le moujingue d’Arras, déjà ficelle, ce qui est normal pour un fils de boulanger, commettre divers larcins, voler ses darons, s’engager dans l’armée révolutionnaire, se battre à Valmy, à Jemappes, quitter l’armée, arnaquer et escroquer de pauvres imbéciles entre Paris et le nord de la France. Il faut attendre 1796 pour le voir condamné à huit ans de travaux forcés pour « faux en écritures publiques et authentiques ». À Bicêtre, il est initié à la savate (un ersatz de karaté et de boxe française), puis incorporé dans la chaîne de Bicêtre. Côté jactance, il est vite au courant. Dans les Mémoires, ça donne :

Il était difficile que le capitaine, c’était Viez, ne s’enivrât pas un peu de ces hommages ; cependant comme il était habitué à de pareils honneurs, il ne perdait pas la tête, et il reconnaissait parfaitement les siens. Il aperçut Desfosseux : « Ah ! ah ! dit-il, voilà un ferlanpier qui a déjà voyagé avec nous. Il m’est revenu que tu as manqué d’être fauché à Douai, mon garçon… »

On s’aperçoit que Vidocq ne néglige pas le classique. C’est presque lumineux. À l’exception de « ferlanpier » (qui signifie « vaurien »), Vidocq (ou plutôt son éditeur Tenon — il vaut mieux se procurer l’édition de Jean Savant) ne multiplie pas les effets argotiques. On dirait La Scoumoune. Vidocq écrit sa langue, comme il dit.

Après Bicêtre, Brest. Dans l’air iodé, aucun parfum de crêpe au calva ou de far au beurre. Vidocq est à la traverse. Il essaye deux fois de se faire la belle. On le repère. C’est un numéro. À propos de la belle, connaissait-on déjà la chanson citée par Albert Londres dans Adieu Cayenne  ?

Tes amants t’appellent la Belle Tout net, tout court. Le boiteux, l’aveugle, le sourd, En pensant à toi mon amour Ont des ailes !

Vidocq connaît la chanson, mais pas les chansons. Et en fait de chanter, il déchante. Le tout dans le jargon des fourchettes, des poisses, des piqueurs, des chourineurs, des psychopathes, de tous ces repris de justice qui ont la cervelle dans les saloirs. Ce qu’il projette, c’est de s’évader. Et à fond la gamelle. Puisqu’on le considère comme un caïd, il va leur montrer un peu. C’est un affranchi. Rien à voir avec le film stupide de Pitof avec Depardieu en Vidocq assailli par les effets spéciaux. Une histoire qui ne tient pas debout, truffée de sciences occultes et de magie noire, chère à l’amphigourique Jean-Christophe Grangé, roi du meurtre trashy et des guignolades façon Scream. Pour trouver un Vidocq qui tient la route vingt-quatre images par seconde, il vaut revoir la version muette de Gérard Bourgeois, Vidocq, tournée en 1911, avec l’emblématique Harry Baur, futur Jean Valjean des Misérables de Raymond Bernard (tiens, comme c’est bizarre !).