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Quoi qu’il en soit, Vidocq, du haut de son mètre soixante-dix, ce qui n’est pas si mal à l’époque, cheveux châtain clair, œil gris, nez droit, solide des épaules et du bréchet, s’évade de Brest déguisé en matelot (c’est un vrai transformiste). Il est repris en 1799 et s’évade de nouveau en 1800. Au large, cognes, marloupattes et forcenés de la bagouse, c’est presque la quille !

Entre Toulon et Lyon, Vidocq ne rencontre pas d’évêque Myriel et ne vole pas de chandelier. Les durs du milieu l’ont à la bonne. C’est une réalité : on le respecte. Avec sa gueule carrée, il n’aime pas la rondeur. Ce type qui ne se bat que pour sa cause a acquis une notoriété sans égale. Quand il enquille l’honnêteté et jette aux orties sa défroque de mauvais garçon, ça frissonne dans le mitan. On perd ses bas. Que se passe-t-il ? La révolution des cultures ? Le bouleversement des équilibres ? Bref, le jour où Vidocq propose ses services d’indicateur à la police de Paris, il a trente-quatre ans, un pedigree de grand sachem, une connaissance encyclopédique de la cognade (l’ensemble de la maréchaussée), et surtout une envie métaphysique de chanstiquer. Et pour changer, il changera. C’est un arriviste, Vidocq. Rester un pousse-mégots, c’est hors de question. Il va se donner les moyens de réussir dans la renifle (la police). Et sans perdre un instant.

Aussi vite dit, aussi vite fait. Voie impériale avec Napoléon et Fouché, voie royale avec les roitelets qui suivent. Vidocq va se frotter avec tous les indélicats de la capitale, et même avec les chauffeurs du Nord, ceux qui vous raffaudent les paturons (chauffent les pieds) pour savoir où vous avez planquarès le carle (l’argent), les éconocroques, des flaculs pleins de billes (des sacs pleins de pièces). Bon nombre de chourineurs (assassins) et de boucardiers (voleurs) se font raccourcir sur la veuve rasibus (guillotine). Tout peut se lire dans les quatre volumes des Mémoires. C’est rapide comme le courant d’air du couperet.

Celui qui quitte la police officielle en 1833 pour fonder la première agence de détectives privés est le Napoléon de la volaille. Même Fouché le craint et le respecte. En général, Vidocq répugne à utiliser l’argot, « cette langue de l’abjection », comme dit Victor Hugo. Malgré tout, il n’abandonne pas tout à fait la jactance du collège (la langue du bagne). « Roupille sans taffe, François. T’iras à la chique à six plombes, ta prose est d’altèque. » Traduction : « Dors sans peur, François, tu iras à l’église à 6 heures, ta prose est remarquable. » Tellement remarquable, tellement insolite, pittoresque, luxuriante, vivante, que les écrivains de l’époque lorgnent sur l’ours. Et pas des moindres. Hugo, Balzac, Sue, Dumas et Gaboriau sont aux aguets. Et aux taquets. Les romantiques ont beau faire la fine bouche, ils s’y mettent en un tournemain. Quand on veut faire « peuple », il faut écrire « peuple ».

Des héros emblématiques, on en a cité certains, sont les charnières de certains romans : Jean Valjean (Les Misérables), Vautrin (La Comédie humaine), Rodolphe (Les Mystères de Paris), Jackal (Les Mohicans de Paris), Lecoq (L’Affaire Lerouge)… Ces succédanés, paraît-il, donneront même naissance à Sherlock Holmes (à cause du travestissement). La tambouille a pris. Presque tout le monde lit ou a lu Vidocq. Hugo, pour sa part, longtemps avant Les Misérables, utilise l’argot dans Le Dernier Jour d’un condamné. Comme l’indique Jacques Cellard dans Anthologie de la littérature argotique : « Non seulement le jeune Hugo plaide avec violence contre la peine de mort, mais il plaide aussi, indirectement, contre le vieux dictionnaire, en le coiffant du bonnet rouge des forçats. »

Pour la première fois, l’argot échappe à la loi du baragouin pour accéder à la dignité d’objet littéraire. Cela n’empêche pas Hugo, à vingt-trois ans, marié, poète officiel du sinistre Charles X, d’écrire :

L’argot est une excroissance hideuse, une sorte de verrue. Quelquefois une énergie singulière, un pittoresque effrayant : il y a du raisiné sur le trimar (du sang sur le chemin), épouser la veuve (être pendu) comme si la corde du gibet était veuve de tous les pendus. La tête d’un voleur a deux noms : la Sorbonne, quand elle médite, raisonne et conseille le crime ; la tronche, quand le bourreau la coupe (ce qui, aujourd’hui, est obsolète). Et puis la menteuse (la langue), le taule (le bourreau), la cône (la mort), la placarde (la place des exécutions)… On dirait des crapauds et des araignées. Quand on entend parler cette langue, cela fait l’effet de quelque chose de sale et de poudreux, d’une masse de haillons que l’on secouerait devant soi.

Victor Hugo tire au mortier. Quelques années plus tard, en rédigeant Les Misérables, autre son de cloche. Hugo est presque le Gabin de la littérature. Il fait rouscailler bigorne ses personnages. Assez faux-derche aux entournures, mais courageux néanmoins, employant avec Gavroche, Montparnasse ou Thénardier des mots tels que piaule, fouillouse, ménesse, icigo, bonir, cogne, limace, broque, faffe, lourde, mariole, gambiller, picter, rouillarde, etc., il fait de l’argot le titre et le thème du septième livre de la quatrième partie des Misérables. Il écrit cependant : « L’argot véritable, l’argot par excellence, n’est autre chose, nous le répétons, que la langue laide, inquiète, sournoise, traître, venimeuse, cruelle, louche, vile, profonde, fatale, de la misère. » Hugo exagère, Hugo se trompe aussi. Mais qu’importe. Ce qui est remarquable, c’est de parler argot avec autant d’enthousiasme souterrain que de dégoût affiché, autant d’admiration discrète que d’effroi convenu. L’important est d’en parler. Parlez de moi en bien ou en mal, mais parlez de moi !

C’est chose faite. L’argot, grâce aux romantiques, affleure le roman. C’est gothique. Le vert est dans le fruit. Merci, Vidocq !

Eugène Sue

La première fois que j’ai entendu parler de Rodolphe, c’était au cinéma. Il avait les traits de Jean Marais, aigle à une tête du film de cape et d’épée, tantôt d’Artagnan, tantôt chevalier de Neuville, tantôt capitaine Fracasse, tantôt Capitan. L’histoire ne tenait pas debout. C’est parfois ainsi que le cinéma fait découvrir les livres. Dany Robin incarnait une mignonne Fleur de Marie, Pierre Mondy un solide Chourineur, Jean Le Poulain un inquiétant Maître d’école. Tout cela avait un côté paquet-cadeau. Et même crado. Si je dis crado, ou pourquoi pas cracra, craspec ou cradingue, c’est qu’on évoluait dans les bas-fonds crapoteux de Paris. L’histoire rappelait étrangement Les Misérables. Rodolphe de Gerolstein, un type de la haute, déguisé en marlou, flanqué d’un nerveux du schlass, arrachait des griffes d’un couple infernal, le Maître d’école et la Chouette, une petite oie blanche qui n’était autre que sa fille. Miracle du hasard. Devenu, grâce à ses aventures, une épée, un tatoué, un dur de dur, Rodolphe regagnait ses pénates, ses poudres et ses dentelles, le cœur léger. Ce qui est niais, ou plutôt improbable chez Sue, devient tragique et sublime chez Hugo. Deux poids, deux écritures.