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Lefine, qui ne supportait pas qu’on le prenne de haut (sauf si cela pouvait lui rapporter quelque chose), détestait les soldats de la Garde italienne et leur morgue de prétoriens. Un sourire sadique déforma ses traits.

— Comme ils ne parlent pas un mot de français, avec un peu de chance, ils vont croire que vous leur donnez l’ordre de boire la flaque.

— Si tu te livres à ce genre de jeu, crois-moi, je te ferai trinquer avec eux.

— J’ai presque envie d’accepter quand même.

— Trouve un cordonnier et fais faire une semelle et un moulage de cette empreinte. Et débrouille-toi pour savoir à quel régiment appartenait la sentinelle qui a été assassinée. Rendez-vous à Tresno à six heures, dans l’auberge à l’entrée du village. Nous avons progressé, conclut-il en se frottant les mains.

— D’un pas, précisa Lefine.

* * *

Margont interrogea les servantes de Maroveski, mais Maria ne s’était pas confiée au sujet de son « prince charmant ». Après avoir fait la queue devant une gargote pour acheter à un prix de voleur tout juste bon pour la potence une saucisse et un morceau de pain noir, il quitta Tresno. Il chevaucha dans la campagne, traversant tantôt des bois de conifères, tantôt des plaines. Il croisa une interminable colonne de chariots et de fourgons destinée au ravitaillement et qui avait déjà pris du retard avant même le début des hostilités. À force de demander son chemin, il finit par arriver dans un village au nom imprononçable, grosse poignée de petites maisons en bois disséminées de part et d’autre d’une rivière pratiquement asséchée. Aucun Polonais dans les champs ou dans les vergers. Ici aussi, une foule de soldats et d’habitants se livraient à maintes transactions dans les rues. Margont arrêta un voltigeur, ces tireurs habiles et malins qui avançaient en tête des troupes et se faisaient un plaisir d’abattre à grande distance les officiers ennemis. L’homme transportait deux cages si pleines de poules que des têtes, des ailes et des pattes dépassaient de tous les côtés entre les barreaux. Les pauvres créatures piaillaient de détresse, mais n’obtenaient en retour que des regards affamés de la part des passants.

— Savez-vous où se trouve le médecin-major Brémond ?

— Y fait un hôpital. C’est la grande baraque là-bas, mon capitaine.

Margont aperçut des dizaines de soldats occupés à aménager une grange.

— C’est gentil de faire ça pour nous, mais si on se canarde avec les Russes, on se retrouvera tous là-bas et on sera encore plus entassés que mes poulets.

Margont confia son cheval à des soldats qui, torse nu, abattaient des arbres à la hache, et gagna la bâtisse. On avait recouvert de paille le rez-de-chaussée et l’étage. Elle servirait de matelas pour les blessés et absorberait le sang. Partout on entendait des coups de marteau ou des scies ronger le bois. Margont avait l’impression que l’on montait la scène d’un horrible théâtre sur laquelle s’affronteraient la Vie et la Mort. La représentation durerait des mois, faisant salle comble chaque jour.

Les idées humanistes de la Révolution avaient fortement amélioré le Service de santé des armées. Ce courant de pensée avait bénéficié de l’expérience des innombrables batailles qu’avaient livrées la France révolutionnaire puis la France impériale. Il fallait également louer le génie de certains hommes tels que, entre autres, Larrey et ses « ambulances volantes », véhicules bien équipés et conçus pour atténuer la transmission des cahots de la route aux transportés, Parmentier et ses recherches sur le menu du soldat, car une nutrition correcte prévenait bien des maladies, Desgenette et Percy, qui luttaient contre les infections et les épidémies en améliorant les conditions d’hygiène... Enfin, les techniques chirurgicales avaient été adaptées à l’urgence et au manque relatif de moyens lors des interventions réalisées dans le sillage de l’armée quand ce n’était pas sur le champ de bataille lui-même. La qualité des soins avait donc progressé considérablement malgré la lenteur administrative et les décisions insensées prises parfois par le gouvernement impérial. Ainsi, en 1810, pensant que la paix était acquise, ce dernier avait licencié un nombre considérable d’officiers de santé... pour faire des économies. Cette erreur fut mal corrigée, car on se montra peu regardant sur la qualité de la formation. Certains individus servaient à présent comme chirurgiens sous-aides après avoir étudié la médecine durant quelques mois seulement. Percy les surnommait les « chirurgiens de pacotille ».

Margont était fasciné par la médecine. Il ne se lassait pas de questionner tous les praticiens qu’il rencontrait. Brémond lui avait expliqué un jour les différents types d’hôpitaux que nécessitait une armée en guerre. Juste à côté du champ de bataille, on trouvait les hôpitaux ambulants. Il s’agissait souvent d’une bâtisse réquisitionnée que l’on avait eu plus ou moins le temps d’aménager. Les blessés les plus graves y recevaient les premiers soins. Ceux qui avaient été touchés plus légèrement et qui pouvaient attendre quelques heures sans voir leur état s’aggraver étaient évacués sur les hôpitaux temporaires. Les hôpitaux ambulants disposaient d’un grand nombre d’ambulances pour pouvoir amener les blessés du champ de bataille à l’hôpital ambulant ou de l’hôpital ambulant aux hôpitaux temporaires. Les hôpitaux temporaires étaient situés en deuxième ligne. Ils se trouvaient donc à l’abri des boulets et risquaient moins, à la suite d’un revers des troupes, de se retrouver encerclés par l’ennemi. Enfin venaient les hôpitaux de l’arrière qui recevaient les convalescents justifiant d’une surveillance médicale. Ces derniers étaient le plus souvent de véritables hôpitaux situés dans les villes les plus proches.

Margont aperçut enfin Brémond qui s’adressait à une petite assemblée de chirurgiens sous-aides. Le médecin-major avait des cheveux châtain clair tirant sur le roux et des favoris qui descendaient jusqu’au menton. Ses sourcils, longs, fins et très arqués, accentuaient le regard perçant de ses yeux bleus. Il mettait un point d’honneur à toujours se vêtir de façon impeccable et avait souvent fait des réflexions à Margont au sujet de chaussures mal cirées ou d’un col mal ajusté. En réalité, la veste du médecin-major n’était pas tout à fait réglementaire, mais il fallait être observateur pour remarquer que le dernier bouton de la rangée de droite était différent des autres. Celui-ci n’avait été en vigueur que de 1796 à 1798 et arborait la mention « Hôpitaux militaires » ainsi qu’un bonnet phrygien surplombant le mot « Humanité ».

Margont se joignit à l’assistance sans que Brémond, emporté par son discours, le remarque.

— Dans les hôpitaux, sachez que le sang prime sur le grade. On ne soigne pas du plus gradé au moins gradé, cette philosophie n’a pas cours chez nous, mais du plus urgent au moins urgent. Il convient maintenant que je vous parle de la science ô combien difficile et pénible du triage. Imaginons que l’on m’amène trois blessés en même temps. Le premier a eu la jambe pratiquement arrachée par un boulet. Le deuxième a été déchiqueté par la mitraille et présente une douzaine de fractures multiples. Le troisième a reçu une balle dans la cuisse – l’os et l’artère fémorale ne sont pas touchés – et exige en hurlant qu’on le soigne sur-le-champ. Si j’opère tout d’abord le troisième, je le sauve. Mais quand j’ai fini, les deux autres sont morts. Si je commence par m’occuper du deuxième, il meurt de toute façon, car il est irrémédiablement perdu. Quand j’ai fini, le premier est mort et le troisième attend mon aide. Si je commence par le premier, je le sauve. Puis je soigne le troisième que je sauve aussi. Seul le deuxième périt. Conclusion : selon l’ordre dans lequel je soigne mes trois blessés, soit je n’en sauve qu’un, soit j’en sauve deux. J’entends donc vous apprendre à trier les blessés, à ne pas vous précipiter sur la blessure la plus spectaculaire – le « mitraillé », pour lequel on ne peut hélas plus rien – et à ne pas vous laisser intimider par celui qui n’a qu’une blessure non urgente et qui a encore la force de vous traiter de tous les noms. Bien entendu, le triage ne dispense en rien d’apporter les premiers soins à tout le monde. Dans le cas que je viens de citer, tandis que j’aurais commencé à opérer le premier, vous auriez bandé les blessures des deux autres, afin de limiter les hémorragies. Vous auriez également allégé leurs souffrances par des paroles réconfortantes – mais pas mensongères telles que : « On va vous sauver et vous ne garderez aucune séquelle » –, des antalgiques si vous aviez eu la chance qu’il vous en reste et de grandes rasades d’alcool, car il n’y a rien de tel pour étourdir quelqu’un. Des questions avant que je ne commence mon cours ?