Une voix hésitante se fit entendre.
— Monsieur le médecin-major, pouvons-nous d’abord aller manger ?
— Qu’est-ce que c’est que ces sottises ? Il n’est pas onze heures..., s’étonna Brémond.
Mais sa montre lui révéla qu’il était deux heures passées. Surpris, il la porta à son oreille avant de la laisser retomber dédaigneusement dans sa poche.
— Bien, inutile que je gaspille ma salive alors que vous n’entendez plus que vos gargouillis gastriques.
Le groupe des spectateurs se disloqua, révélant un Margont souriant.
— Quentin ! s’exclama Brémond en lui posant les mains sur les épaules.
Les deux hommes se connaissaient depuis l’enfance et avaient eu maintes fois l’occasion de se revoir sur les champs de bataille.
— Dans quel régiment sers-tu ?
— Le 84e, avec Lefïne, Saber et Piquebois.
— Alors te voilà bien entouré. Je parie que tu t’ennuies et que tu rêves d’un cours privé sur l’aménagement d’un hôpital.
— Pari perdu, hélas. Jean-Quenin, j’ai un grand service à te demander.
— Accordé. Je t’écoute.
— J’enquête sur un meurtre, mais cette affaire ne doit à aucun prix s’ébruiter. Je souhaiterais que tu examines la victime.
6
Une heure plus tard, de retour à Tresno, Margont hurlait dans une maison réquisitionnée face à un capitaine amorphe.
— Avec votre lenteur administrative, j’aurai l’autorisation de déterrer ce corps dans dix mois ! Autant ramasser tout de suite une poignée de poussière !
— Je suis désolé. Je n’ai pas la moindre idée de la procédure à suivre vis-à-vis d’une telle requête. Il faut donc que j’informe ma hiérarchie. Parce que vous comprenez...
— Non justement, je ne comprends pas, capitaine Ladoyère.
— Si la bonne procédure n’est pas respectée, c’est sur moi que se porteront tous les blâmes.
— Mais j’ai un ordre du...
— Général Triaire, oui, en effet, marmonna le capitaine, perplexe, tout en lisant une nouvelle fois le document.
— Alors je vous intime l’ordre de m’autoriser à déterrer ce corps.
— Mais le général Triaire est-il habilité à faire déterrer un cadavre civil ? Parce que moi, vous comprenez, je suis chargé d’assurer l’ordre à Tresno. Je suis compétent pour m’occuper des déserteurs, des fauteurs de troubles...
Margont ne supportait même plus de contempler ce faciès aux bajoues tombantes de bouledogue assoupi. Brémond, lui, semblait absorbé par son examen des paysages polonais qu’il contemplait par la fenêtre.
— Allez droit au but ! s’exclama Margont.
Le capitaine écarta les bras en signe d’impuissance.
— Je vous l’ai dit, je dois veiller au maintien de l’ordre à Tresno. Déterrer le corps d’une habitante des lieux pourrait déclencher l’hostilité de la population, d’où des troubles, des émeutes, des répressions militaires...
— Et vous proposez donc ?
— Et je propose donc de suivre la voie hiérarchique. Votre demande va être transmise dès aujourd’hui à qui de droit, c’est-à-dire à mon supérieur qui...
— Qui la transmettra à quelqu’un d’autre, et ainsi de suite. Je vais vous faire rendre des comptes au général Triaire !
— Oh ! mais ce n’est pas moi qui rendrai des comptes, ce sera mon supérieur puisque je lui aurai soumis votre requête.
L’officier était content d’avoir résolu ce problème et conclut :
— Nous aurons ainsi tous les deux la satisfaction d’avoir suivi la procédure.
Brémond se retourna et, les mains dans le dos, déclara de but en blanc :
— Très bien, messieurs, nous vous comprenons. Vous avez vos procédures et nous, nous avons les nôtres. Capitaine Ladoyère, je vous fais placer immédiatement, vous et tous vos hommes, en quarantaine.
Les bajoues de Ladoyère s’affaissèrent un peu plus. Le lieutenant qui lui servait de bras droit et les deux autres soldats présents dans la salle blêmirent dans le même temps.
— Je vous demande pardon, monsieur le médecin-major ?
— Il se peut que cette femme ait été atteinte du typhus.
Le typhus ! Quatorze mille morts en 1796 rien que dans les hôpitaux de Nice. Et bien plus encore durant les campagnes, mais ce sujet-là était tabou. Ladoyère restait pétrifié.
— Comme je ne peux pas l’examiner pour confirmer ou infirmer ce diagnostic, poursuivit Brémond, je me dois d’envisager le pire et d’appliquer les mesures les plus strictes. Je vous fais donc tous installer dans un hôpital réservé aux gens suspectés d’avoir été contaminés.
Ladoyère remua sur sa chaise.
— Mais... Mais si cette femme n’était pas malade du typhus, je risque d’être contaminé dans votre hôpital alors que je n’avais rien à y faire.
Margont hocha la tête.
— C’est exact. Mais nous aurons tous les deux la satisfaction d’avoir suivi la procédure.
Le visage de Ladoyère se décomposait comme s’il anticipait déjà une mort devenue inéluctable.
— Elle n’avait sûrement pas le typhus... ce n’est pas possible.
Mais Brémond avait repris son air distrait. Au grand dam de son interlocuteur, il gagna la porte d’un pas tranquille. Ladoyère se leva et contourna son bureau, prêt à courir après le médecin dans la rue s’il le fallait.
— D’accord, d’accord ! Exhumez le corps, je ne suis qu’un petit capitaine, j’obéis aux ordres du général Triaire et aux ordres du service de santé des armées.
Si vous voulez bien me mettre tout ce que vous venez de dire par écrit...
Brémond et Margont signèrent leur mensonge et gagnèrent le cimetière, réquisitionnant en chemin trois soldats et des pelles. Le cimetière de Tresno se situait à l’écart du village, au sommet d’une colline. Un bosquet dissimulait sa sombre présence aux habitants. Les tombes étaient entretenues et fleuries.
— Je n’aime pas beaucoup perturber le repos des morts, murmura Brémond.
— Moi non plus, mais il faut bien exhumer ce corps si l’on veut pouvoir enterrer cette histoire.
L’un des soldats choisi dans la rue était polonais. Il jeta sa pelle à l’instant même où il comprit ce que l’on attendait de lui. Margont n’insista pas, mais lui ordonna de rester. Tandis que les Français lançaient derrière eux de grandes pelletées de terre, un bûcheron à la barbe foisonnante accompagné de deux adolescents jaillit d’un bosquet. Tous trois avaient leurs cognées à la main. Instinctivement, le soldat polonais rapprocha de lui, du bout du pied, son fusil qui traînait à terre. L’intrus se mit à parler. Ses exclamations agressives faisaient cligner des yeux ses fils.
— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Margont.
Le fantassin avait maintenant empoigné son fusil.
— Il dit que les Français sont des païens qui ont tué leurs prêtres, que la Révolution a détruit les églises, que Napoléon est l’Antéchrist et que chacune de ses armées est l’une des têtes du dragon de l’Apocalypse.