— Bien sûr.
— Somme toute, il n’y a qu’un élément qui m’intrigue.
Le médecin saisit la main droite. Des taches noires parsemaient les dernières phalanges du majeur, du pouce et de l’index.
— C’est de l’encre.
— Elle avait dû écrire une lettre récemment, suggéra Margont.
Il se ravisa aussitôt.
— Pas une lettre isolée, mais toute une série. Pourtant, elle n’avait pas de famille.
— Elle travaillait dans une auberge m’as-tu dit. Peut-être tenait-elle un registre des comptes...
— Celui qui l’employait m’a raconté qu’elle aidait au service, qu’elle faisait le ménage... Il n’a jamais été question de registres.
Les deux hommes replacèrent le couvercle du cercueil.
— Bonne chance, Quentin. Et ne t’expose pas inutilement.
Margont acquiesça. C’était la phrase rituelle de Jean-Quenin, son conseil pour ses amis avant chaque campagne. Et en temps de paix, c’était : « Mange moins et moins vite », « Fais plus d’exercice », « Ne lis pas la nuit à la mauvaise lueur des bougies »...
— Toi de même, Jean-Quenin. Et encore merci.
Margont aida à enfouir à nouveau le cercueil et descendit seul la colline du cimetière, essayant de se changer les idées. Mais chaque bosse, chaque renflement de terrain sur lequel il posait le pied lui faisait penser à une tombe qu’il souillait en la foulant.
7
Sur le chemin du retour, Margont repensa à sa vie. Cela lui arrivait souvent au début d’une campagne. Son passé lui faisait penser à la pâte d’un boulanger que trop de mains auraient pétrie, chacune suivant son idée sans tenir compte de celles des autres quant à la forme à donner à ce futur pain. Il avait finalement eu l’audace de choisir lui-même sa voie, contrariant tout son entourage. L’insolence l’avait sauvé des désirs des autres.
Il était né à Nîmes, en 1780, dans une famille de viticulteurs. Son père, Georges Margont, mourut d’une crise d’apoplexie en 1786. Sa mère, ne pouvant subvenir aux besoins de ses deux filles et de son fils, se résolut à s’installer à Montpellier, chez son frère, Ferdinand Lassère, un célibataire endurci et mystique. Ce dernier se mit immédiatement en tête de faire de ce jeune garçon un prêtre ou un moine. « Quelle idée ! » s’exclamait régulièrement Margont en se remémorant cette époque où on le forçait à lire la Bible et à prier tous les jours.
Son oncle l’envoya étudier dans l’abbaye bénédictine de Saint-Guilhem-le-Désert. Situé dans la gorge du Verdus, ce monastère, fondé environ mille ans auparavant marquait l’une des étapes du pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle. Son architecture mêlait arts roman et méridional. A la superbe nef étonnamment élevée étaient accolés le cloître et quelques bâtiments qui délimitaient un quadrilatère de verdure. Durant quatre ans, ce lieu avait constitué l’univers tout entier de Margont. Ce dernier n’avait quasiment jamais le droit de sortir. Lorsqu’il se plaignait du manque de liberté, les moines lui répétaient inlassablement que l’isolement ouvrirait son esprit à Dieu. A cette époque, la communauté de Saint-Guilhem-le-Désert était très loin de ce qu’elle avait été lors des siècles passés. Il ne restait plus que six moines à en faire partie mais la vie à l’intérieur de ces murs perpétuait ses traditions séculaires : longues heures de prières, méditation, contemplation, offices... Heureusement pour Margont, l’étude occupait également une place majeure dans les activités de chacun. On lui apprit ainsi la lecture, l’écriture, le latin, le grec, les mathématiques, l’histoire, la géographie et la théologie. Ses notes étaient bonnes ou excellentes, excepté en théologie, matière où ses résultats étaient inexistants car les questions les plus simples (« Qui est mort pour nous sur la croix, Quentin ? ») se heurtaient à la mauvaise volonté la plus manifeste (« Jeanne d’Arc, frère »).
Dans un monastère, presque tout est interdit, en particulier ce que l’on a envie de faire. Margont passait donc des heures à lire dans le jardin du cloître. Cet espace représentait son ultime bastion de liberté, même s’il était ceinturé par des moines et des murs. En revanche, avec les mots, il parvenait à embrasser d’autres horizons, d’autres pensées, d’autres vies. Personne autour de lui ne semblait vouloir comprendre que, sans les livres, il ne serait pas devenu moine mais fou. Personne excepté le frère Medrelli, un moine réputé et respecté qui enseignait l’histoire et les mathématiques. Celui-ci prit cet élève rebelle sous son aile. Il devint son mentor et lui donna des cours privés en plus de la formation habituelle pourtant déjà importante. Il espérait le voir devenir cardinal. Selon lui, quand ce petit croyant-là disait ne pas avoir la foi, il le faisait de fort mauvaise foi. Le frère Medrelli était ouvert, compréhensif, tolérant et chaleureux. Il procurait sans cesse des livres à Margont et acceptait que celui-ci l’accompagne lors de ses trop rares promenades (quitte à lui courir après pour enfin le rattraper sur le pont du Diable lors d’une mémorable tentative d’évasion). Margont le surnommait affectueusement « mon ami le citoyen moine ». Aujourd’hui encore, les deux hommes s’écrivaient souvent.
En 1790, la république, par la voix de l’Assemblée nationale, imposa la suppression de toutes les communautés religieuses. Margont pleura en passant le portail de l’abbaye. Il était libre.
Il retourna chez son oncle, à Montpellier. Ce dernier voulait toujours faire de lui un prêtre. Le frère Medrelli, plus avisé, envoyait des missives pour suggérer la voie médicale. Sa mère, elle, désirait qu’il rachète la propriété viticole familiale pour prendre la suite de son père. « Pour vous satisfaire et faire également plaisir à mon oncle, je pourrais peut-être fabriquer du vin de messe » lui proposait parfois amèrement son fils. Les murs de Saint-Guilhem-le-Désert avaient été remplacés par les désirs des uns et des autres.
Grâce à l’insistance du frère Medrelli, Margont continua à étudier. Il lisait toujours autant et aimait se promener interminablement dans les rues de Montpellier. A l’adolescence, il s’enflamma pour la cause républicaine et décida de s’intéresser à la politique. Le monde changeait et lui voulait le changer plus encore et plus vite. Son projet reçut un accueil rien moins que glacial. Il est vrai qu’à l’époque de nombreux politiciens avaient perdu la tête au sens le plus strict du terme.
En 1798, il s’enrôla dans l’armée et suivit Bonaparte dans sa campagne d’Egypte. A son retour, il disposa de suffisamment de temps libre pour se livrer à des apprentissages désordonnés qui variaient au gré de ses passions. Mais, à partir de 1805, les guerres s’étaient succédé. Il avait participé à de nombreuses batailles dont Austerlitz, Auerstaedt, Eylau ou Wagram et avait eu l’occasion de vivre durant quelque temps à Berlin, à Vienne, à Madrid et dans bien d’autres lieux encore, rattrapant ainsi le temps perdu dans le petit rectangle de Saint-Guilhem-le-Désert.
Désormais, comme beaucoup, il attendait la paix. Une vraie paix, pas une nouvelle paix « para bellum », comme celle d’Amiens, en 1802, ou de Tilsit, en 1807, durant lesquelles tous les pays levaient des troupes et peaufinaient leurs futurs plans de bataille. Mais cette paix, il la voulait républicaine et humaniste, et pour cela, il était prêt à se battre toute sa vie s’il le fallait.
* * *
Comme convenu, Margont rejoignit Lefine. L’auberge était basse de plafond et mal éclairée par des bougies de suif qui dégageaient une fumée malodorante. Il y avait des tables de toute taille et de toute forme, tables rondes, établis, caisses, tonneaux... Les affaires étaient les affaires. Pour le propriétaire des lieux, une invasion militaire signifiait avant tout une invasion de consommateurs. Malgré ce bric-à-brac mobilier, de nombreux soldats devaient se contenter de rester debout, buvant de la bière à même la cruche ou rongeant des os de poulet. Margont se fraya péniblement un passage jusqu’à Lefine qui, attablé devant une barrique, trempait des morceaux de pain dans une gamelle de lentilles.