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— Sortons ! cria Margont pour surmonter le brouhaha.

Lefine cura son plat et suivit Margont la bouche pleine et l’air satisfait. Dans les rues, l’agitation était toujours à son comble. Des Français se bousculaient pour entrer dans une taverne bondée. Des dragons italiens du régiment Regina, hilares, contemplaient l’un des leurs qui, ivre mort, tentait envers et contre tout de grimper à cheval. Son habit vert était couvert de boue et il avait perdu son casque. Il se hissa enfin au sommet de sa monture. On l’applaudit avec chaleur. Il leva la main pour faire le malin, glissa sur le côté, sentit ce mouvement s’amplifier mais ne parvint pas à rétablir la situation et s’étala une nouvelle fois à terre. On l’acclama trois fois plus. Margont restait tolérant vis-à-vis de ces désordres du moment qu’ils ne dégénéraient pas en pillages ou en bagarres. Tout le monde savait que des milliers de gens allaient mourir. Il était donc naturel de vouloir vivre pleinement chaque minute et on trouvait toujours mieux à faire que d’obéir aux ordres qui prescrivaient de rester immobile et d’attendre pendant des heures le signal du départ.

— Alors ? Qu’as-tu appris ? demanda Margont.

— Pas grand-chose. La sentinelle assassinée appartenait au 2e bataillon du 18e léger. Impossible de savoir où elle a été enterrée.

— Comment ça, impossible ?

Lefine était furieux de ne pas être félicité pour la qualité de son travail.

— Vous avez vu la cohue qui règne ici, mon capitaine ? Il m’a fallu plus d’une heure pour découvrir enfin quelqu’un qui la connaissait. Je suis allé trouver ce bataillon : personne ne sait où a été enseveli le sergent-major Biandot. Ses amis croient qu’il a été assassiné par un partisan russe. J’ai fait la tournée des cimetières proches : aucune tombe n’a été creusée récemment à part celle de la Polonaise. Je suis revenu ici et j’ai interrogé comme j’ai pu les grenadiers de la Garde royale, mais ils n’étaient pas au courant.

— Et l’empreinte du pas ?

Lefine sortit de sa poche une semelle en bois.

— Le moulage n’a rien donné : c’était celui d’une banale chaussure de grande taille. Mais voici ce qu’a sculpté le cordonnier que j’ai trouvé.

Margont examina l’objet. Il leva un pied et appliqua cette semelle contre celle de son soulier. Cette dernière était plus longue de trois centimètres.

— C’est pas vous, constata Lefine.

— Donc en résumé, notre homme appartient au 4e corps d’armée – puisque les autres corps sont bien trop éloignés de Tresno –, il est athlétique et possède une expérience du corps à corps. Il est officier, mesure entre un mètre soixante-dix et un mètre quatre-vingt-cinq et nous connaissons sa pointure. Il est droitier. Enfin, c’est un « prince charmant ». Combien de suspects nous reste-t-il ?

Lefine leva le menton.

— Disons... quatre cents ?

— Impossible de se renseigner discrètement sur l’emploi du temps de quatre cents personnes durant la nuit du meurtre, surtout quand ces quatre cents-là sont noyées dans une masse de quarante-cinq mille.

Il fixait la semelle en bois.

— Le « prince charmant » ne nous a laissé que cela, telle une Cendrillon criminelle. Mais je doute que ce soit suffisant pour le retrouver.

Le soleil avait presque disparu et les ombres envahissaient les plaines et les forêts. Les zones encore éclairées possédaient des frontières mouvantes et se réduisaient irrémédiablement. L’homme contemplait ce spectacle avec fascination. Depuis peu, il lui semblait que son esprit subissait un phénomène similaire. Des idées noires recouvraient lentement ses certitudes et ses projets d’avenir.

Les gens qu’il avait tués – que ce soient des ennemis au combat ou les autres, telles cette Polonaise ou la sentinelle qui avait failli le piéger – avaient fini par lui révéler quelque chose. Ou plutôt quelqu’un : lui.

Toute la journée, il avait revécu sa soirée avec Maria, ne se lassant pas de surcharger ses souvenirs d’une multitude de détails : les phrases échangées, la décoration de la pièce, les ombres rendues tremblotantes par les vacillements des flammes des bougies, le visage joyeux de Maria tandis qu’ils trinquaient... Un détail, en particulier, l’avait amusé : chaque fois que Maria rougissait, elle se recoiffait aussitôt de la paume de la main. Cela lui avait plu car il avait mis ce geste sur le compte d’une timidité feinte. Lorsqu’elle l’avait reçu dans sa chambre, il était persuadé qu’elle allait se donner à lui. Mais Maria voulait seulement l’entendre une fois de plus lui jurer son amour. Elle avait refusé de lui céder et, subitement, il avait eu envie de la faire souffrir. Cela lui avait plu au-delà de toute expression.

Et aujourd’hui, en regardant ses soldats – ces rangs dont il était si fier autrefois, ces corps serrés les uns contre les autres dont l’impact était irrésistible, cette masse dense, sombre et farouche hérissée de fusils –, il n’avait pensé qu’au sang qui coulait en eux. Il les avait

imaginés dépouillés de leurs os et de leur chair pour en faire des êtres uniquement constitués d’un complexe réseau de vaisseaux aux ramifications incalculables. Comme si tout ce qui comptait pour lui désormais, c’était le sang. Était-il devenu un monstre ? Cette question l’obsédait. Il y en avait sûrement d’autres comme lui. Combien étaient-ils à s’être enrôlés dans cette armée pour le seul plaisir de voir couler le sang ? S’il venait à croiser l’un de ces prédateurs, le reconnaîtrait-il ? Et ce dernier le démasquerait-il ?

Il abaissa les yeux sur ses pistolets d’arçon aux crosses ouvragées. Il suffisait d’une flexion de l’index et sa vie s’arrêterait ici...

Il avait l’impression d’être un esquif à la dérive. Petit à petit, un cap se profilait. Mais lequel exactement ?

8

Lefïne dormait d’un profond sommeil lorsqu’il se sentit tanguer en tous sens. Une lueur l’éblouit. La flamme d’une bougie. Quelqu’un le secouait. Il ouvrit les yeux et reconnut le visage de Margont.

— Réveille-toi, Fernand, j’ai eu une idée.

Margont parlait d’une voix étouffée à l’impatience mal contenue. Sous la tente étaient étendus plusieurs sous-officiers. Une forme enroulée dans une couverture bascula du flanc droit sur le flanc gauche tout en grommelant.

— Ça y est ? Tu es réveillé ? Habille-toi. Je t’attends dehors.

Lefine enfila son pantalon en serrant les dents. Capitaine ou pas, il allait assommer cet indésirable d’un coup de crosse et irait se recoucher. Dépenaillé et furieux, il rejoignit Margont. Ce dernier était déjà à cheval et tenait une seconde monture par la bride.

— Tout le monde dort ! protesta Lefine à voix basse tout en désignant la prairie d’un large geste.

Celle-ci était couverte de tentes et de corps reposant à la belle étoile. Margont ne l’entendit même pas. Son idée accaparait ses pensées.

— Tu te souviens des taches d’encre sur les doigts de la victime ? Mais si, je t’en ai parlé.

— Oui, et alors ?

— Un journal intime ! Je suis sûr qu’elle rédigeait un journal intime ! Tout se tient. Elle appréciait les recueils de poèmes romantiques, elle qualifiait de « prince charmant » l’homme pour lequel elle éprouvait des sentiments : tout à fait le genre de personne à...

Il s’arrêta net. Il venait de repenser à la trace de sang mal effacée sur le verrou de la malle. Peut-être Maria Dorlovna avait-elle parlé de ce journal à son assassin. Une fois sa rage meurtrière retombée, ce dernier s’en était inquiété. Sa victime pouvait avoir noté son nom, son grade, son régiment... Il avait donc fouillé la pièce. Les vêtements ne présentaient aucune tache. Il avait dû ouvrir le verrou et, réalisant qu’il allait laisser des empreintes, il était allé se laver les mains pour que l’on ne sache pas qu’il cherchait quelque chose. Puis il avait repris ses investigations. Mais si ces suppositions étaient justes, malgré son crime, cet homme avait conservé un calme tel qu’il avait été capable de déplier et replier chaque vêtement. Une pareille maîtrise de soi paraissait inconcevable à Margont. Ou plutôt, il ne voulait pas la concevoir.