— Commence par la fin.
Les doigts noueux tournèrent les pages.
— C’est une femme qui raconte sa journée.
Le Polonais parlait d’une voix chevrotante. Margont acquiesça plusieurs fois pour l’inciter à accélérer.
— « 27 juin. Il m’est arrivé une chose incroyable, merveilleuse. J’allais au marché et j’avais encore d’autres courses à faire. Il y avait beaucoup de soldats dans les rues. C’était désagréable de sentir tous ces regards posés sur moi et d’entendre leurs rires. Je ne comprenais pas leurs plaisanteries, mais il était facile de les deviner. Presque tout ce que je voulais acheter avait été vendu et ce qui restait coûtait quatre fois le prix habituel. Un grand soldat... »
Le vieil homme s’interrompit.
— Là, je ne sais pas le mot français. C’est la couleur des cheveux qui ressemble à rouge.
— « Roux », oui, « roux ». Continue.
— « Un grand soldat roux est arrivé. Il avait bu et parlait fort. Il a attrapé ma robe et a dit quelque chose avant d’éclater de rire. Je crois qu’il disait qu’il voulait l’acheter. Il a commencé à la relever, on voyait mes mollets. J’avais très peur, j’ai crié. Je pense que des soldats lui disaient d’arrêter, mais ils avaient peur de lui. Moi, je me suis mise à pleurer et à me... » Quand on bouge dans tous les sens, expliqua le Polonais en agitant le poing.
— « Débattre » ou « défendre ». Ne t’arrête pas à chaque mot qui te pose problème : poursuis ta lecture.
— « Alors un homme est arrivé. Il a parlé et le soldat m’a lâchée. Celui qui m’avait agressée criait. Mon sauveur était calme. Il était grand et bien habillé. Le soldat a voulu lui donner un coup de poing. Mon sauveur l’a frappé avec sa canne et l’autre est tombé. Ensuite, il m’a donné son bras pour me raccompagner. Il ne parlait pas polonais, mais connaissait un peu l’allemand et nous avons pu discuter. Il s’appelle Pierre Acosavan. Il est gentil, poli et il m’a fait rire avec des plaisanteries. Il aime la poésie lui aussi. Il avait l’air de m’apprécier. Il m’a dit qu’il devait suivre l’armée, mais il m’a promis qu’après la campagne, il reviendrait me voir à Tresno. Je ne sais plus qui a eu l’idée le premier, mais nous nous sommes donné rendez-vous chez moi demain soir. Je rougis encore d’avoir accepté. Mais on ne peut pas aller ailleurs : partout il y a des soldats qui ont trop bu. Je lui ai bien fait comprendre que c’était juste pour discuter. Mon Dieu, comment ai-je pu inviter un inconnu chez moi ? Il y aura énormément de monde à l’auberge. S’il se comporte mal, je n’aurai qu’à crier. Mais je m’inquiète toujours pour tout, je suis sûre que tout se passera bien. En chemin, il s’est passé un événement incroyable. Un cavalier est arrivé au trot. Il regardait de tous les côtés. Soudain, il s’est précipité vers M. Acosavan. Il a salué et l’a appelé “Mon colonel”. Je n’ai pas saisi la suite, mais je suis sûre d’avoir compris “mon colonel”. M. Acosavan lui a coupé la parole. Il m’a dit au revoir en souriant, m’a promis de revenir le lendemain et il est parti avec le cavalier. Mon sauveur est colonel ! C’est à peine croyable. J’espère qu’il viendra demain. »
Le Polonais releva la tête et sourit, satisfait.
— C’est tout ? l’interrogea Margont.
— Oui. Il n’y a pas de suite.
Margont le remercia et s’en alla en compagnie de Lefine.
— À ma connaissance, il n’y a aucun colonel Acosavan dans le 4e corps. C’est certainement un faux nom, mais tu vérifieras tout de même.
Lefine était pâle.
— On cherche un colonel ? Vous devez dire au prince Eugène qu’il faut vous remplacer.
Margont pivota sur les talons pour faire face à son ami.
— Sûrement pas ! Le prince aurait fait arrêter un capitaine pour un tel crime, mais un colonel...
— Soit ce n’est pas un colonel de grande réputation et il ira en prison. En fait, on lui conseillera plutôt de se suicider avant le procès afin d’éviter un scandale qui souillerait l’armée. Soit c’est un colonel fameux et apprécié et... trois petits coups de règle sur les doigts et puis s’en va.
— J’espère de tout coeur que tu te trompes. Peut-être un personnage important serait-il lui aussi invité à mettre un terme au problème qu’il représente. Mais j’ai des doutes et je ne veux pas courir de risques. Donc nous n’informons pas le prince et nous continuons.
Lefine n’était pas du tout parvenu à la même conclusion.
— C’est un colonel ! Un colonel ! Les lapins n’attaquent jamais les taureaux !
Margont s’éloigna sans lui répondre.
9
Marcher, marcher, on n’en finissait pas de marcher. Depuis des jours. Les Russes reculaient, abandonnant des territoires considérables. Un voltigeur égaré, le fusil sur l’épaule, croquant une pomme, pouvait s’emparer par inadvertance d’un village entier. Ou plutôt de ce qu’il en restait, car l’ennemi appliquait la tactique de la terre brûlée. Les soldats russes et les paysans incendiaient tout : champs, habitations, étables, granges... Cela avec la bénédiction des popes qui enflammaient eux-mêmes leurs églises. Ensuite, la population allait se cacher dans les forêts ou accompagnait les troupes en retraite. Les conséquences étaient catastrophiques pour la Grande Armée. Jusqu’à présent, lors des campagnes, les Français avaient pu vivre sur l’habitant. Les paysans italiens, autrichiens, prussiens ou polonais les avaient toujours accueillis avec une bonne volonté variable selon les pays. En Russie, on ne pouvait compter que sur le ravitaillement militaire ; or celui-ci suivait mal. Napoléon enchaînait les marches forcées pour tenter de rattraper les Russes et les lourds fourgons chargés de nourriture et de fourrage se traînaient loin en arrière, embourbés et embouteillés. La faim, l’épuisement et les maladies fauchaient des milliers d’hommes et de chevaux. Les déserteurs, les maraudeurs, les égarés et les retardataires gravitaient par dizaines de milliers autour de l’armée, plus en quête de poulets que de Russes, même s’ils tombaient plus souvent sur ces derniers, qui les massacraient dans des embuscades. Le quart de l’armée avait ainsi disparu. Malgré ces souffrances, le moral demeurait élevé, car on ne doutait pas du génie de l’Empereur. On grognait mais on avançait.
Tout le monde dans la Grande Armée se demandait pourquoi les Russes reculaient. Les Russes se le demandaient aussi. Les soldats d’Alexandre bouillaient d’impatience à l’idée d’en découdre et étaient consternés par cette retraite. Les exodes massifs se succédaient et les combattants étaient démoralisés par le fait d’abandonner sans coup férir de larges portions de leur pays, sachant leurs villages en cendres et leurs familles en route pour un hypothétique quelque part. Une double cause expliquerait ce mouvement rétrograde. Certaines personnes soutenaient cette stratégie qui affaiblissait les Français, stratégie aisément applicable du fait du gigantisme de ce pays et de la médiocrité de ses ressources. Ce procédé avait prouvé son efficacité par le passé. Les Scythes, tribus semi-nomades qui vivaient entre le Danube et le Don, l’avaient employé des siècles plus tôt contre les Romains. Pierre Ier le Grand avait agi de même pour affaiblir l’armée suédoise de Charles XII avant de l’écraser à Poltava en 1709. Napoléon s’était d’ailleurs procuré des documents sur cette guerre. Les plus illustres partisans de ce point de vue étaient le général Barclay de Tolly, commandant en chef des forces russes, et le tsar Alexandre Ier lui-même. Mais la pression des gens en faveur du choc militaire se montrait telle que ces derniers l’auraient emporté sans l’intervention d’un second facteur : la situation de l’armée russe. Face aux quatre cent mille hommes de Napoléon, dont soixante mille cavaliers, et à leurs mille deux cents canons, les Russes alignaient six cent mille hommes... sur le papier. En réalité, soustraction faite des soldats fantômes qui n’existaient que pour que leur solde soit détournée et en enlevant les auxiliaires, on dépassait de peu les quatre cent mille hommes. Mais ceux-ci étaient éparpillés : face à l’armée d’invasion, en Finlande, en Moldavie, à la frontière turque, sur la Dvina et le Dniepr, dans les garnisons, à l’intérieur du pays... Les forces immédiatement disponibles se montaient à deux cent mille hommes. Comble de malheur pour les Russes, elles étaient séparées en deux : l’armée de l’Ouest, commandée par le général prince Barclay de Tolly, forte de cent cinquante mille hommes, et l’armée du Sud, sous les ordres du général prince Bragation. Napoléon avait attaqué avec une rapidité déconcertante. Depuis lors, il pressait ses troupes pour vaincre séparément ces deux armées (tactique qu’il avait déjà brillamment appliquée dans le passé). Alors les Russes reculaient précipitamment pour faire leur jonction avant de décider d’une éventuelle confrontation sur un terrain favorable.