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La monotonie et l’inaction de ces interminables journées de marche rongeaient l’esprit de Margont. Pis, son enquête progressait aussi péniblement que cette campagne. Il avait été obligé de regagner le 84e pour éviter que ses absences répétées n’éveillent la curiosité. Il avait chargé Lefine de recruter sous un quelconque prétexte une poignée de soldats sûrs qui se renseigneraient discrètement sur tous les colonels du 4e corps. Ces derniers approchaient de la quarantaine. Il n’y avait bien entendu aucun colonel Acosavan. On n’avait retrouvé personne ayant assisté à une bagarre entre un grand soldat roux et un civil ou ayant aperçu son colonel vêtu en civil à Tresno. On avait rapidement éliminé ceux qui étaient trop petits ou trop grands, les gauchers, les invalides (qui étaient assez nombreux, car un colonel se devait de monter au combat à la tête de son régiment, ce qui attirait inéluctablement sur lui une pluie de balles) et ceux dont il était notoire qu’ils avaient passé la nuit du 28 juin en compagnie de telle ou telle personne. Le 15 juillet, Lefine avait pu dresser une première liste d’une douzaine de noms. Deux personnes dont Margont se serait bien passé y figuraient : le colonel Pégot, qui dirigeait le 84e de ligne, et le colonel Delarse, l’un des aides de camp du général Huard. Or ce dernier commandait la 1re brigade de la division Delzons dont faisait partie le 84e avec le 8e régiment d’infanterie légère et le 1er régiment croate.

Lefine et ses hommes avaient alors commencé à reconstituer les emplois du temps des suspects la nuit du meurtre. Par ailleurs, Margont avait toujours été exaspéré par la question des chaussures dans l’armée française, ce qui lui avait donné une idée. En effet, l’une des meilleures armes du soldat français était ses pieds. Les troupes impériales n’avaient pas leur pareil pour parcourir de grandes distances en des temps record. Napoléon savait intégrer avec brio cet atout de la vitesse dans ses combinaisons stratégiques et lançait ses fantassins dans des marches effrénées, insensées, infernales. Ainsi, en 1805, sur la route d’Austerlitz, Margont avait vu des soldats mourir littéralement d’épuisement. D’autres s’endormaient si profondément que les officiers ne parvenaient même pas à les réveiller en les piquant de la pointe de leurs sabres. On avait quand même continué à avancer. Tant et si bien que Napoléon, grâce à d’habiles manoeuvres, était parvenu à empêcher l’armée autrichienne du général Mack d’opérer sa jonction avec le gros des forces. Celle-ci s’était finalement retrouvée encerclée dans la ville d’Ulm. Les Autrichiens avaient perdu vingt-cinq mille hommes qui leur avaient nettement fait défaut quelques jours plus tard, lors de la bataille d’Austerlitz... Or, en dépit de l’évidente importance des déplacements des régiments, les chaussures employées par la Grande Armée étaient fort mal conçues ! Il n’y avait ni droite ni gauche : les pieds façonnaient les souliers durant les marches. Seulement trois tailles, la petite, la moyenne et la grande, et tant pis pour les autres. Les souliers étaient supposés servir mille kilomètres, mais bien des fournisseurs escroquaient l’armée et, souvent, si l’on partait de Paris avec des chaussures neuves, on arrivait pieds nus à Bruxelles. Margont avait décidé de tirer profit de ce paradoxe. Il avait suggéré à Jean-Quenin de rédiger une lettre demandant aux cordonniers régimentaires de répondre à une liste de questions. Le médecin-major prétendait vouloir se livrer à une étude sur les souliers de façon à en repenser la conception. Lefine rencontrait les cordonniers, leur lisait la missive et les noyait aussitôt sous des flots de paroles. Et il parlait, et il parlait. Tantôt son bagout charmait et il obtenait toutes les informations qu’il souhaitait, tantôt il horripilait et les gens disaient tout ce qu’ils savaient pour se débarrasser de ce sergent de malheur. Incidemment, noyée au milieu des interrogations, la question de la taille des chaussures des officiers supérieurs était posée...

Mais ce travail de fourmi se révélait atrocement lent.

La traduction intégrale du journal intime n’avait rien appris de plus. Maria Dorlovna souffrait de sa solitude. D’un tempérament sensible et rêveur, elle nourrissait ses espoirs de lectures romantiques. Ses écrits étaient empreints d’une poésie mélancolique, qualité d’autant plus remarquable que peu de femmes de sa condition avaient eu la chance d’apprendre à lire et à écrire. Elle avait cru au miracle. Comment son meurtrier avait-il fait pour la séduire aussi vite ? À quoi pouvait donc bien ressembler un prince charmant ?

* * *

La journée du 21 juillet avait mal débuté pour Margont puisque la matinée avait été d’un mimétisme exaspérant par rapport aux matinées précédentes. Quelle ironie que de sans cesse vanter la liberté et d’être soi-même un prisonnier. La liberté d’aller où bon vous semblait ? Il fallait continuer à avancer dans ce nuage de poussière qu’était devenue la route de Moscou. La liberté d’expression ? La fatigue empêchait souvent de parler. La progression laborieuse de la Grande Armée ravivait chez Margont le souvenir des années passées à l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert. L’immensité des plaines avait remplacé les vieux murs de pierre. Certains moments de sa vie là-bas lui revenaient en mémoire comme s’ils avaient été reliés au présent par le fil de son désarroi. Il se revoyait raclant avec un couteau pendant des nuits entières une pierre dissimulée sous la couche de sa cellule monastique. Il n’était jamais parvenu à la desceller. Il se remémorait les visages butés de certains moines lorsqu’il suppliait ceux-ci de le laisser les accompagner lors d’une sortie.

Enfant, il avait été un esprit vide dans une pièce vide fermée à clé. Puis il avait découvert les livres et s’était gorgé de mots, de rêves et de promesses de voyages. Mais, aujourd’hui encore, il gardait ce souvenir traumatisant du vide. Il avait toujours besoin de se remplir : par la nourriture, par n’importe quel apprentissage, par la lecture... Il avait donc mis au point toutes sortes de stratagèmes pour lutter contre l’ennui, ce néant qui le dévorait. Il apprenait des rudiments de russe, il se récitait intérieurement des tirades entières de pièces de théâtre en s’imaginant jouer les scènes avec conviction, il rédigeait des articles pour le journal qu’il voulait lancer, il griffonnait des notes et des croquis sur un carnet avec l’espoir de faire publier ses mémoires... Et, justement, sur ce dernier point, il se disait que, pour évoquer correctement cette longue marche dans un ouvrage sur la campagne de Russie, il aurait fallu laisser des dizaines de pages blanches. Il avait lu tous les livres qu’il avait pu emporter : Candide, Hamlet, Macbeth, un traité sur les fourmis, ces créatures dont l’ingéniosité et la ténacité le fascinaient, et des récits de voyage en Russie. Il avait été contraint de s’alléger en abandonnant ces ouvrages au bord de la route en espérant qu’ils seraient ramassés. Aucun soldat de sa compagnie n’en avait voulu. Un bon nombre ne savait pas lire et, de toute façon, avec un sac contenant trois chemises, trois paires de chaussures, trois paires de guêtres, deux pantalons, l’uniforme de sortie et les dix kilos de vivres réglementaires... Il écoutait régulièrement les uns et les autres raconter leur vie tout en se gardant bien de narrer la sienne... Enfin, comme les autres capitaines, il passait un temps fou à tenter de maintenir l’ordre.