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En effet, les colonnes se délitaient de plus en plus. Les rangs se faisaient plus lâches. Des traînards, éreintés, se laissaient dépasser par leurs régiments, attirant des sergents qui venaient gesticuler devant eux. Rien n’y faisait. Certains s’effondraient, le sommeil les ayant frappés comme la foudre. D’autres allongeaient le pas pour rejoindre leur place avant de se laisser à nouveau distancer. Parfois, les officiers fermaient les yeux. Mais le commandement pouvait aussi se montrer implacable. Les punitions se mettaient alors à pleuvoir et l’on assistait à des scènes surréalistes. Ici, trois fantassins enfilaient leur uniforme à l’envers, en signe de disgrâce. Là-bas, un retardataire courait dix fois de suite d’une colonne à l’autre. Un autre se retrouvait de faction tous les soirs. L’imagination des punisseurs paraissait sans limites. Heureusement, la camaraderie soudait les hommes. Une jeune recrue menaçait de s’affaler sur le bas-côté ? Un ancien lui prenait son fusil et un autre son paquetage. Certains n’arrivaient plus à suivre ? Alors, insensiblement, le régiment ralentissait l’allure ou des lieutenants furieux assistaient à de soudaines éruptions généralisées d’ampoules et de cors aux pieds. Les problèmes de ravitaillement avaient pris une telle ampleur que des officiers envoyaient des détachements marauder pour rapporter ce qu’ils pouvaient, c’est-à-dire souvent pas grand-chose et quelquefois guère plus. Tout le monde se portait toujours volontaire pour ce genre d’expédition alors que les risques étaient élevés à cause des cosaques. À l’origine, les cosaques avaient été des paysans libres et des soldats qui se battaient contre les Russes, les Polonais ou les Tatars. Ils s’étaient finalement soumis à la Russie. Épris de nature et de liberté, toujours à cheval, armés de la lance et vouant une loyauté sans bornes au Tsar, ces cavaliers admirables constituaient l’une des pièces maîtresses de l’armée russe. Très mobiles, rapides et discrets, ils attaquaient les groupes isolés et dissimulaient les mouvements des troupes d’Alexandre en perturbant les missions de reconnaissance et en embrouillant toutes les estimations par leurs allées et venues incessantes. À la tête des cosaques du Don se trouvait l’hetman Platov, qui avait juré de ramener Napoléon enchaîné à Saint-Pétersbourg.

Ce jour-là, donc, le 84e venait enfin de recevoir l’autorisation de faire halte. Les soldats s’allongèrent si vite que le régiment ressembla à un château de cartes soufflé par le vent. Deux caporaux entraînèrent à l’écart les chevaux malades. En effet, manquant de fourrage, les bêtes broutaient l’herbe trempée, le seigle vert et même la paille des toits des isbas. Résultat, des dysenteries carabinées les affaiblissaient un peu plus encore.

Margont alluma un feu et fit bouillir de l’eau dans laquelle il lâcha une petite poignée de riz, imité par Saber et Piquebois. En attendant la fin de la cuisson, Margont s’étendit sur l’herbe et se mit à croquer lentement un biscuit, le seul plaisir de la journée. Les lieutenants Saber et Piquebois étaient les deux autres amis intimes de Margont. Irénée Saber était un homme très assuré et trop fier. Son visage d’adonis pouvait devenir étonnamment arrogant lorsque s’y peignait son sourire narquois. D’une nature généreuse, il était néanmoins consumé par une ambition vorace. Dans sa jeunesse, Jules César avait pleuré devant la statue d’Alexandre le Grand qui, au même âge, avait déjà conquis un empire. Saber, à trente ans, fondait intérieurement en larmes devant César et Alexandre. Alors quoi ? Il n’était que lieutenant ? Même pas chef de bataillon ? À quand les épaulettes de colonel ? Pourquoi ne l’avait-on pas décoré au soir de la bataille de Wagram ? Personne n’avait donc remarqué que, sans lui, l’affaire aurait été perdue ? Saber jalousait Margont parce qu’il était plus gradé que lui tout en le méprisant vaguement, car, à trente-deux ans, nul doute que lui-même serait au moins colonel. Voire plus... Voire beaucoup plus...

Pauvre Saber. À défaut de sa carrière militaire, pour l’instant seuls sa mauvaise foi et son esprit borné étaient entrés dans la légende (pas la grande légende universelle, mais la petite légende du 84e). On avait ainsi coutume, dans le régiment, de traiter un soldat trop têtu de « tête de Saber ». Irénée Saber se montrait pourtant un esprit brillant. Il possédait de réelles notions tactiques et parvenait à saisir la disposition des troupes et à en déduire les mouvements que les généraux attendaient d’elles. Il savait distinguer tout cela sur un champ de bataille, là où la plupart des gens ne voyaient que de la fumée, du sang et des masses de troupes indistinctes. En un mot, il réussissait à modéliser la confusion en un échiquier cohérent. Mais n’acceptant pas de remettre en cause ses estimations, il lui arrivait de frôler la clairvoyance du maréchal comme de plonger la tête la première dans les divagations de l’aliéné qui se prenait pour Napoléon. Un peu de souplesse aurait transformé son intelligence en génie. Margont était persuadé que son ami s’élèverait effectivement très haut. Mais ce qui paraissait très haut pour Margont ne représentait que mi-parcours pour Saber.

Le lieutenant Piquebois avait été assez semblable pour devenir fort différent. Âgé de trente-trois ans, il se comportait comme s’il en avait cinquante, si bien qu’on le prenait régulièrement pour un quinquagénaire diablement bien conservé. Il s’était épris de la fille d’un riche drapier uzétien. Étienne Marcelin, le père de la jeune femme, n’avait pas apprécié cette idylle. Piquebois étudiait la médecine à Montpellier, mais, bizarrement, on le croisait tous les jours dans les tavernes d’Uzès. Il avait aussi navigué, lors de sa période « Je serai capitaine de vaisseau ». Il avait vécu deux ans en Afrique, lors de sa période « Je ferai fortune dans le cacao ». Il était revenu en déclarant qu’il allait émigrer en Amérique du Sud. Son voyage au Pérou n’avait jamais dépassé le jardin du Peyrou, situé en plein coeur de Montpellier... Marcelin avait donc mis un veto. Sa fille, Anne-Lise, en avait été bouleversée, si bien que le veto avait été transformé. « Non... sauf si vous parvenez à acquérir une position sociale. » « Mais je fais des études pour devenir pasteur ! » avait expliqué Piquebois (personne ne semblait au courant de cette nouvelle vocation). « Pasteur, ce n’est pas une position sociale, c’est une position... théologique », avait rétorqué Marcelin. Piquebois devina que cette subtile distinction avait un rapport avec les revenus financiers. Il abandonna donc ses études religieuses avant de les avoir commencées, ses interminables études de médecine, ses études maritimes et ses études chocolatées pour s’engager dans l’armée. Rien de tel que l’armée en temps de guerre pour s’élever. Uzès avait longuement ironisé sur « Piquebois, le soldat en chocolat ». Attablés sur la superbe grand-place, tous les Uzétiens trinquaient à sa santé : « Fasse le Ciel qu’il ne lui arrive rien ! Mais bon, ne nous inquiétons pas trop : on n’entend pas beaucoup tonner le canon à Montpellier. » Car, pour tout le monde, Piquebois était ivre mort là-bas, ronflant sous une table avec ses amis carabins, petit Rabelais sans inspiration. À la surprise générale, Piquebois réapparut, le dolman et la pelisse surchargés de brandebourgs, le pantalon charivari, les cheveux tressés en élégantes petites nattes, la moustache fourme et le sourire aux lèvres. Dans toutes les maisons, on s’exclamait : « Notre soldat en chocolat s’est changé en hussard ? Buvons tout de suite de ce cacao magique ! » Marcelin, en père attentionné, avait trouvé nombre de meilleurs partis (meilleurs à ses yeux, mais n’étaient-ce pas les seuls qui comptaient ?). Cependant, Anne-Lise, aussi têtue que lui, les avait tous refusés. Il accepta finalement cette union qui fut célébrée dans la cathédrale de l’ancien duché d’Uzès.