Piquebois n’avait pas choisi les hussards par hasard. C’était chez eux que se pressaient les gens turbulents et fêtards qui vivaient leur jeunesse comme un galop de charge. On y faisait tout vite et fort. On ne parlait pas, on gueulait, on ne buvait pas, on se bourrait la gueule et on se querellait avec tous ceux qui n’étaient pas des hussards (quoique l’on se disputât aussi avec les hussards des autres régiments, en fait). Piquebois se comportait héroïquement sur les champs de bataille, mais prenait plus de risques encore en dehors de ceux-ci. Ainsi, il avait manqué se rompre les os en sautant de la fenêtre d’une auberge dans laquelle il avait rossé un cuirassier. Il était régulièrement ramassé par les gendarmes « plus mort qu’ivre ». Il avait également blessé deux hommes en duel, l’un à cause d’un choc accidentel entre deux fourreaux de sabre (il laissait traîner le bout du sien à terre pour le plaisir de faire du vacarme sur les pavés) et l’autre en raison d’un regard jugé « lourd de sous-entendus » (quels sous-entendus ? Personne ne l’avait jamais su, pas même le transpercé).
Malgré cette tendance à jouer avec le feu (ou grâce à elle), Piquebois s’était hissé jusqu’au grade de lieutenant. Tout changea le jour de la bataille d’Austerlitz. Le 2 décembre 1805, Napoléon enfonça le centre de l’armée austro-russe. Dans une ultime tentative pour éviter la catastrophe, les chevaliers-gardes russes lancèrent une violente contre-attaque. Napoléon lui-même jugea cette charge admirable. Piquebois se mêla à la cavalerie de la Garde impériale (il se considérait comme en faisant déjà partie) qui se ruait à la rencontre des Russes. Il ne vit pas la fin triomphante de cette bataille. Il reçut une balle de pistolet en pleine poitrine. Il jure qu’elle fut tirée par le grand-duc Constantin en personne et, quand un homme a tant souffert, on lui accorde une dernière vantardise.
Il lui fallut un an pour se rétablir. Mais ses camarades carabins et hussards avaient coutume de dire qu’il ne s’était pas complètement remis. En effet, il changea du tout au tout. Finis, beuveries, duels, fanfaronnades et carabinades : Piquebois se mit à apprécier le plaisir serein d’un après-midi passé à écouter son épouse jouer du piano ou à discuter avec des amis en fumant la pipe. Reconnu inapte au service dans les hussards, il fut versé dans l’infanterie et s’en trouva très heureux. Piquebois voulait désormais devenir un officier réfléchi. « Réfléchi » : un mot inédit dans son vocabulaire. Son épouse, ravie de ce changement, lui déclara un jour : « Il aura fallu une balle pour tuer l’éternel étudiant. Maintenant, c’est un homme que j’ai pour mari. » Ses anciens compagnons de bravades, dépités, arrivèrent à la même conclusion et son escadron organisa les funérailles du « hussard Piquebois ». On enterra solennellement sa selle et son sabre de cavalerie avant d’aller s’enivrer pour fêter sa résurrection dans le vaste monde des « pisse-vinaigre ».
Ses séquelles, son « air d’en avoir tant vu et tant vécu », son visage pondéré et les rides qu’avaient inscrites sur son front des mois de souffrance l’avaient prématurément vieilli. Mais, malgré sa vie rangée et ses manies de vieillard – comme lorsqu’il gémissait sur le temps en évoquant ses rhumatismes –, son ancien escadron jurait que le hussard Piquebois n’était pas tout à fait mort et que son fantôme se relèverait un jour du charnier d’Austerlitz et volerait jusqu’à son enveloppe charnelle pour se la réapproprier. Alors on irait déterrer la selle et le sabre – que l’on avait ensevelis dans un champ près d’Uzès en espérant quelque irradiation bénéfique sur le patient –, et on se bourrerait bien la gueule pour fêter cet événement. Parce que, quand un hussard tombait au champ d’honneur, il ne finissait pas comme Piquebois. Non ! Les Walkyries surgissaient dans le ciel et l’emportaient au Walhalla en chantant ses exploits. Un Walhalla qui ne pouvait que ressembler à une vaste auberge où l’on se soûlait avec de belles filles sur les genoux avant de chevaucher au galop dans des plaines pour sabrer des multitudes interminables d’ennemis.
Saber astiquait ses chaussures qui ne brillaient jamais assez à son goût. Il était irrité au possible. Les Russes reculaient sans cesse, or lui ne pouvait pas leur courir après indéfiniment. Comment finir cette campagne avec le grade de colonel si l’ennemi n’y mettait pas du sien ? C’était que la Gloire l’attendait, il avait un programme à respecter. Piquebois bourrait sereinement sa pipe. Fumer calmait sa faim. Heureux homme. Saber frottait maintenant rageusement ses souliers comme si toute l’armée russe s’était lancée à l’assaut de ses pieds.
— Qu’on leur foute un deuxième Austerlitz dans la gueule et qu’on rentre tous triomphants à la maison. Une armée qui bat en retraite sans combattre ! s’exclama-t-il du ton du juge qui s’adresse à l’être qui a commis le pire de tous les crimes.
Il ne remarqua même pas le tic douloureux qui avait froissé le visage de Piquebois à l’évocation d’Austerlitz.
— Moi, je pense que les Russes se battront comme des fanatiques, dit Margont.
— C’est dans tes livres que tu as lu ces bêtises ? répliqua immédiatement Saber. Lorsque nous les aurons rattrapés, ils regretteront de ne pas nous avoir fait cavaler plus longtemps encore.
Le maigre repas fut avalé dans la morosité. Margont ne put s’empêcher de revoir le corps martyrisé de Maria. Ces images le hantaient régulièrement. Finalement, s’il tentait de s’occuper à tout prix, ce n’était pas uniquement pour lutter contre l’ennui, mais aussi contre ces souvenirs qui venaient emplir le vide que l’inactivité générait dans son esprit. Ces atrocités choquaient sa conception de l’homme. Et si encore cet assassin avait été unique en son genre... Margont sourit en se disant que, s’il menait cette enquête avec ténacité, c’était beaucoup moins pour obéir au prince Eugène que pour lutter pour ses principes. Il repensa à cette question de Maroveski qui l’avait mis tellement mal à l’aise : pourquoi un capitaine s’intéressait-il au meurtre d’une « fille de rien » ? Pour Margont, personne n’était sans valeur. Cependant, le prince devait effectivement considérer Maria Dorlovna comme l’équivalent d’un grain de poussière. Un officier criminel, les enjeux politiques... Oui. Mais pourquoi Eugène s’était-il montré si hésitant à la fin de l’entretien ? Margont pressentait un manque ; le prince lui avait dissimulé quelque chose. Un lien entre la victime et lui ? Cela semblait absurde – même si l’absurde se produisait régulièrement sur terre. Un doute sur l’identité du meurtrier ? Un élément demeurait caché. Lequel et pourquoi ? Margont décida de rédiger un courrier pour solliciter un nouvel entretien avec le prince sous prétexte de faire le point. Et tant pis si cela ne donnait rien. Depuis le début de cette campagne, Margont s’était inventé une nouvelle devise : « Mieux vaut faire quelque chose d’inutile plutôt que rien du tout. »
Au moment où l’ordre fut donné de se mettre en marche, Margont aperçut Lefine qui rejoignait le régiment. Il était à pied et si fatigué et si couvert de poussière que l’on avait l’impression de contempler son fantôme. Le coeur de Margont bondit dans sa poitrine. Y avait-il du nouveau ? Se passerait-il enfin autre chose qu’une marche interminable ?