— Et qu’envisage de faire le médecin-major Brémond ?
— Il souhaite se faire une idée précise de la situation, mon colonel. Il pense également que l’on pourrait améliorer la prévention...
Le colonel l’interrompit d’un geste las.
— Eh bien faites : améliorez, améliorez.
— Pouvez-vous m’indiquer combien...
— Voyez cela avec le médecin du régiment.
L’entretien était visiblement sur le point de se clore.
— Mon colonel, vous devez vous demander pourquoi j’ai été chargé de recueillir ces renseignements alors que je n’appartiens pas au service de santé des armées.
— Non, je ne me suis pas posé la question.
L’explication de Margont selon laquelle il avait survécu au typhus grâce au médecin-major Brémond demeura au fond du puits de mensonges qu’il avait creusé depuis le début de cette enquête. Le colonel avait tourné la tête vers l’un des chefs de bataillon. Margont n’existait déjà plus dans son esprit. Ce dernier, considérant cette petite cour d’officiers qui entourait Barguelot et riait à la moindre de ses plaisanteries, déclara :
— J’ignorais que vous aussi aviez été promu officier de la Légion d’honneur, mon colonel.
Barguelot fixa à nouveau Margont. Cette fois, avec acuité.
— J’étais capitaine au 16e léger lors de la bataille d’Iéna. Ce sont mon régiment et le 14e de ligne qui rétablirent la situation sur le flanc gauche, dans la matinée. Ensuite, Jouardet, mon chef de bataillon, ayant pris le commandement du régiment après la blessure du colonel Harispe, me confia son bataillon. Mes hommes et moi étions en tête du 16e léger et nous étions même devant le 105e, qui donna l’assaut avec nous. Nous balayâmes les bataillons Hahn et Sack et nous prîmes la batterie Glasenapp tout entière ! Quatorze beaux canons que nous retournâmes contre l’ennemi.
Et le colonel Barguelot poursuivit son récit, le détaillant à outrance, décrivant les effets dévastateurs des canons pris aux Prussiens ou racontant comment il avait sauvé la vie du colonel Habert, du 105e. 13 s’écoutait avec un plaisir jubilatoire. Les officiers qui l’accompagnaient avaient l’air de boire ses paroles alors qu’ils avaient dû entendre ce récit à foison. Enfin, les derniers Prussiens se rendirent, Barguelot reçut sa distinction et la tirade s’acheva.
— Mais vous disiez « vous aussi » au sujet de ma décoration. À qui faisiez-vous allusion ? conclut-il.
— À moi-même, mon colonel. J’ai été promu officier de la Légion d’honneur en Espagne.
La brièveté de cette annonce décontenança quelque peu Barguelot. Comment pouvait-on résister au plaisir d’évoquer ses faits d’armes ? Margont réalisa que l’eau de Cologne du colonel – dont il n’était pas avare – lui était familière. Saber dépensait des fortunes pour s’en procurer car l’Empereur l’utilisait parfois. Barguelot opina de la tête tel un maquignon qui repère un bon cheval.
— Eh bien je vous félicite, capitaine. C’est toujours un honneur de rencontrer un homme de grande valeur.
Cette phrase avait le mérite de permettre à Barguelot de récolter autant de lauriers qu’il en distribuait. Le colonel tendit la main à Margont qui, un peu surpris tendit la sienne avec retard.
— Capitaine Margont, j’ai convié à dîner demain soir quelques officiers de mon régiment. Soyez donc des nôtres.
11
L’après-midi tirait à sa fin. Afin d’économiser Nocturne, son cheval, Margont avait voulu couper à travers bois pour rejoindre son régiment. Il avait une fois de plus surestimé son médiocre sens de l’orientation et s’était perdu. Après avoir pesté contre les forêts russes, il se rassura en se disant que même le plus maladroit des hommes ne pouvait pas ne pas retrouver une armée de plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Une odeur d’humus imprégnait l’air. Le bruit léger des sabots sur le tapis d’aiguilles et de mousse et le craquement sec des branches mortes berçaient sa progression.
Au bout d’un moment, Margont atteignit une clairière. Celle-ci était assez large et formait un triangle dont les côtés dépassaient la centaine de pas. Il venait de déboucher près de trois sentinelles qui l’avaient aussitôt mis en joue. Constatant leur erreur, ces dernières abaissèrent leurs armes avant de le saluer avec un manque de rigueur évident. Ce lieu dégagé était déprimé en son centre et au fond de ce creux coulait une rivière que l’été, assoiffé, avait changée en ruisseau. Cinq grenadiers y remplissaient des calebasses et des outres. Un peu plus loin en amont, cinq chasseurs à cheval faisaient s’abreuver leurs montures. Un sergent sembla peu apprécier l’idée de boire une eau agrémentée de bave de cheval et se redressa pour invectiver les chasseurs. S’apercevant que l’un des cavaliers était lieutenant, il dut se contenter d’ordonner à ses hommes de cesser leur tâche jusqu’à ce que « les bestiaux aient terminé leur barbotage ». Nocturne marqua brutalement le pas en apercevant le ruisseau et attaqua au trot la descente de la pente. Margont lui tapota amicalement l’encolure.
— Mais oui, on va boire. Et en plus, c’est le 19e chasseurs : on est de retour dans notre corps.
Des bruits confus vinrent dissiper le silence. Margont vit l’une des trois sentinelles dévaler la pente au pas de course, sans son arme. Un cavalier au galop la rattrapa et lui fit voler la tête d’un coup de sabre. Deux détonations. Les grenadiers lâchèrent leurs calebasses et épaulèrent précipitamment. Margont dégaina son épée et se retourna. Une quinzaine de cosaques avaient surgi de la forêt. Pantalon, tunique et casquette bleus : des troupes régulières. Ces hommes chargeaient en hurlant, leurs lances pointées droit devant. L’effet de surprise était total. Une seconde clameur acheva de déstabiliser les Français : d’autres cosaques avaient fait leur apparition pour les prendre en tenaille. L’officier qui menait l’assaut fonçait sur Margont. Celui-ci l’attaqua sans pitié, persuadé de vivre ses derniers instants. Il ne tenta pas de l’embrocher de peur que son épée ne reste plantée dans le corps, mais lui porta un coup vicieux à l’épaule. La lame trancha tout sur son passage jusqu’à ce qu’elle vienne buter contre l’os. Un jeune cosaque, armé d’une lance, prit aussitôt Margont à partie. La lance (que l’on avait crue un temps en Europe occidentale reléguée aux livres consacrés au Moyen Âge), plus longue que le sabre, donnait l’avantage au cavalier qui chargeait, car elle lui permettait de frapper le premier. Inversement, au corps à corps, elle diminuait les chances de succès, car, peu maniable, elle ôtait l’initiative. Margont fit face et atterrit brutalement sur le dos avant même d’avoir esquissé sa tentative de parade. Par chance, la pointe n’avait embroché que son habit et le peu de gras qui recouvrait ses côtes. Il n’avait pas encore repris tous ses esprits qu’il roula machinalement sur lui-même pour éviter de justesse de se faire piétiner par un autre cosaque. Ce dernier lança un « hourra » plein d’une rage fervente et tenta de l’épingler au sol. Sa lance érafla le bras de Margont. Celui-ci ramassa son épée et se précipita vers sa monture pour s’emparer de ses pistolets d’arçon, se jurant de faire sauter la cervelle du prochain cosaque qui tenterait de l’embrocher. Un cavalier devina son intention et galopa vers Nocturne en poussant des hurlements. Voyant que ce cheval hésitait à abandonner son maître, il projeta sa lance dans sa direction. Nocturne s’enfuit au galop. Margont fit face au Russe pour recevoir la charge. Cette fois, ce serait épée contre sabre et comme son adversaire avait dix ans de moins que lui, il pouvait raisonnablement miser sur sa supériorité technique. Le cosaque suivit le même cheminement de pensée et tourna bride. Les cosaques s’éparpillaient maintenant dans toutes les directions, comme des pigeons s’envolant au moment où un enfant se jette au milieu d’eux. La forêt, tel un buvard, les absorba aussitôt. Trois des leurs jonchaient la clairière. Quatre fantassins et un chasseur avaient également péri. Un grenadier, à quatre pattes dans le ruisseau, vomissait du sang. Le sergent en soutenait un autre dans la cuisse duquel était encore fichée la pointe d’une lance. Le lieutenant des chasseurs se pressait le front pour tenter de calmer une hémorragie qui lui noyait les yeux. Margont fut surpris par l’attitude des cosaques : aussitôt apparus, aussitôt disparus. Ils avaient l’avantage du nombre, le galop de leurs chevaux et leurs maudites lances. Pourquoi ne pas avoir persisté ? Pourquoi avoir interrompu un combat qui se serait probablement terminé par l’extermination de tous les Français ? Visiblement, leur but était de harceler. L’effet de surprise avait limité leurs pertes : insister leur aurait coûté plus cher. Ils préféraient les coups de main aux actions prolongées. Margont essaya de se remonter le moral avec cette pensée : lors d’un assaut mené par des cosaques, le temps jouait en faveur des assaillis. Le lieutenant le rejoignit au trot. Le pauvre homme appliquait sa manche contre son front. Son visage, maculé de rouge, le faisait ressembler à un écorché vif.