— Mon capitaine, acceptez-vous de vous joindre à nous pour aller pourchasser ces bâtards ?
— Ils étaient une quinzaine de mon côté. Combien y en avait-il en tout ?
— Deux groupes d’une quinzaine de fils de chiens.
— Et vous voulez que nous les prenions en chasse à nous cinq ?
— Ils se sont dispersés. J’espère surprendre un petit groupe isolé qui...
Margont secoua la tête.
— Si vous vous lancez à leurs trousses et qu’ils décident de faire face, ils se regrouperont instantanément. S’ils préfèrent fuir, ils s’égailleront dans toutes les directions.
Le lieutenant ôta sa manche de sa blessure, mais dut aussitôt la plaquer à nouveau.
— Si je puis me permettre de disposer, mon capitaine.
Margont eut un geste d’impatience.
— Allez-y ! Allez les charger puisque vous n’en avez pas pris assez dans la gueule !
Le chasseur rejoignit ses hommes qu’il entraîna dans les bois, sabre au clair.
* * *
Lorsque Margont retrouva son régiment, il n’avait pas encore fini de se maudire. Sa vie aurait pu s’achever bêtement dans une clairière perdue au coeur du grand nulle part des immensités russes. Malgré sa frayeur, son esprit se mettait en ébullition. Quatre suspects ! Pourquoi la nuit était-elle déjà là ? Pourquoi allait-il falloir perdre son temps à dormir quand il y avait enfin tant de choses à faire ? Le 84e avait installé son campement dans une plaine boueuse. Des soldats dormaient déjà, enroulés dans de mauvaises couvertures et tassés les uns contre les autres à la belle étoile. Ici ou là, on montait des tentes ou on amassait du bois mort pour se chauffer et faire cuire un bouillon si clair que c’en était déprimant. Margont attacha Nocturne à un piquet. Les côtes de la bête saillaient sous la peau et son aspect décharné contrastait avec son ventre ballonné par les gaz. Il lui caressa longuement l’encolure. Puis il le prit par la bride et le conduisit jusqu’à un bois où il le libéra. Margont voulait lui laisser une chance de survivre ou, au moins, lui permettre de mourir tranquillement. Nocturne le contempla un long moment sans bouger avant de s’éloigner pour disparaître dans l’obscurité. Lorsque Margont rejoignit Lefine, Saber et Piquebois, ces derniers faisaient rôtir un poulet. Ils n’avaient pas trop de tous leurs galons et épaulettes réunis pour maintenir à distance les spectres affamés qui s’agglutinaient autour d’eux.
— Belle prise, qui faut-il remercier ? lança joyeusement Margont.
Lefine inclina la tête. Margont arracha une cuisse au volatile.
— Tout à l’heure, un soldat m’a demandé à combien de jours nous nous trouvions de Moscou. « Quatre ? Cinq ? Plus ? Z’êtes sûr ? » m’a-t-il dit. Si les fantassins avaient des cartes, les désertions tripleraient et il faudrait faire le coup de feu pour défendre ce repas. Je ne m’attarde pas, car j’ai encore à faire.
Il fit signe à Lefine de le rejoindre à l’écart.
— J’ai brièvement discuté avec le colonel Barguelot. Je te raconterai tout plus tard. Il y a une chose qui m’est venue à l’esprit. J’ai trouvé bizarre ce pseudonyme d’« Acosavan ». Ça ne sonne ni français, ni italien. Pourquoi ne pas avoir choisi un nom plus simple ou plus crédible ?
— Oui, moi aussi, ça m’a un peu étonné. J’avais espéré que l’assassin aurait choisi un pseudonyme ressemblant à son nom : la même initiale ou une syllabe commune. Mais cette idée n’a rien donné. Il y a bien un Alméras mais il est général de brigade. On a aussi un colonel Serrant, qui commande le 8e léger, et un Bertrand, du 106e de ligne, mais tous les deux ont un alibi. J’y ai vraiment cru avec le colonel Banco ! « Banco », « Acosavan » : une syllabe et quatre lettres communes ! Mais ce Banco est à la tête du 2e chasseurs à cheval italiens et il a passé une bonne partie de la nuit du 28 juin à s’occuper des bestiaux de son régiment. Sûrement encore quelqu’un qui s’entend mieux avec les montures qu’avec leurs cavaliers. Remarquez, je le comprends. Quand on fait la guerre, on finit par préférer les animaux aux hommes.
— Quel nom t’inventerais-tu si tu voulais tromper quelqu’un ? Tel que je te connais, tu as certainement de solides connaissances sur le sujet.
Lefine rougit.
— Je garderais les mêmes initiales.
— Pourquoi ?
Lefine désigna le couteau de chasse qu’il portait à la ceinture. Ses initiales étaient gravées sur l’impressionnante lame. Il l’avait acquis en Espagne pour une fortune, mais la qualité des matériaux et le savoir-faire du fabricant en valaient le prix. Quel dommage que les Espagnols aient troqué leur gibier traditionnel contre le soldat français...
— Pour éviter que mes affaires me trahissent. Et puis, il est très dur de s’inventer une nouvelle signature et d’arriver à la reproduire. Avec des initiales communes, c’est déjà ça de fait et on griffonne derrière. Sans compter que mes initiales, c’est un peu moi, je veux les garder.
— Quel cours ! Il y a encore une de tes tricheries là-dessous, je suppose.
— Un peu. Mais elle ne vous concerne pas.
— Ne m’en parle pas ou je vais encore m’emporter !
— Donc je choisirais « François Lechu » ou « Francis Lacet »... Un nom facile à mémoriser – ce serait trop bête de se tromper –, mais ni trop original, ni trop banal comme « Dupont »...
Margont hocha la tête.
— Nous sommes bien d’accord. Or justement, « Acosavan » ne respecte aucun de ces critères.
— Si c’était seulement un pseudonyme pour deux jours, il a dû dire ce qui lui passait par la tête sans plus s’en soucier. D’ailleurs, maintenant qu’il ne nous reste plus que quatre suspects, on voit bien qu’aucun nom ne correspond de près ou de loin à « Acosavan ». Tout ça, c’est sans intérêt. C’était bon pour s’occuper quand on n’avait pas de nouveaux indices, ce qui n’est plus le cas.
— Réfléchis-y quand même, nous en reparlerons.
— Quel entêté...
— Bien. Maintenant, je vais tenter de rencontrer le colonel Delarse.
Alors qu’il s’éloignait, Piquebois le rattrapa à pas rapides.
— Tout va bien, Quentin ?
— Bien sûr, pourquoi ?
— C’est ton visage. On y lit une sorte de tension joyeuse et inquiète à la fois. Mes camarades hussards et moi-même avions le même avant de charger.
— Je me suis perdu dans les bois et j’ai été attaqué par des cosaques. Ces coquins m’ont envoyé à terre de belle manière. Mais tout va bien.
— Alors si ce n’est que cela... conclut Piquebois d’un air peu convaincu.
Malgré les pertes, la Grande Armée – que le 4e corps avait rejointe à Gloulokojé – demeurait très impressionnante. Aussi loin que le regard portait, il y avait des troupes. D’une extrémité à l’autre de la plaine, on apercevait des feux de camp et des tentes. Les bois qui dominaient les collines environnantes apparaissaient eux aussi parsemés de foyers et il en était de même au sommet des collines plus lointaines. Cette immense étendue de lueurs semblait refléter de façon déformée le ciel étoilé. Margont se sentit rassuré. Face à l’adversité, le sentiment d’appartenir à un groupe apportait du réconfort. Il rongea son os, le cassa pour en sucer la moelle et ne se résolut à le jeter que lorsqu’il arriva devant la tente du colonel Delarse. La sentinelle pointa sa baïonnette en direction de l’intrus.