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— Halte ! Qui va là ?

— Capitaine Margont, 84e de ligne, 2e bataillon. Je souhaite rencontrer le colonel Delarse.

La sentinelle disparut sous la tente et réapparut un instant plus tard en compagnie du colonel Delarse en personne.

— Le capitaine Margont ! J’ai beaucoup entendu parler de vous. Faites-moi donc le plaisir d’entrer.

Margont, un peu surpris, obéit sans prononcer un mot. Grand, mais d’apparence chétive, le colonel Delarse approchait de la cinquantaine. Ses gestes nerveux et décidés paraissaient inappropriés compte tenu de sa frêle musculature. Son visage osseux et émacié vous donnait la désagréable impression de contempler prématurément ce que deviendrait cette tête une fois l’homme réduit à l’état de squelette. Delarse avait l’air malade, affaibli, débilité. Il faisait immanquablement penser à son médecin, aux remèdes qu’il devait prendre... On avait envie d’exprimer sa compassion avant de lui proposer de s’allonger pour ménager ses forces. En fait, on ressentait surtout le désir de le quitter au plus vite, car il évoquait la mort et on avait bien assez de sa dernière heure pour songer à celle-là. Mais il y avait de la vie qui luttait contre cette allure générale moribonde. Ses yeux bleu clair vous fixaient avec intérêt et... vivacité. Margont se demanda si un tel individu était physiquement capable de bondir de toit en toit et de tuer une sentinelle d’un seul coup de couteau. Il arriva à la conclusion que non et réprima un accès de colère. Quel travail était-ce là ? N’aurait-on pas dû éliminer ce suspect ? Le colonel Delarse s’assit sur une chaise et invita Margont à l’imiter. La tente avait soigneusement été aménagée. Sur le lit s’empilaient de nombreuses couvertures et un édredon. Il n’y avait pas moins de trois coffres. Un petit bureau, placé juste à côté d’un brasero, disparaissait sous une foule de documents : carnets, rapports, brouillons, missives... Un paravent isolait le cabinet de toilette. Il était décoré d’une fresque antique composée d’athlètes dont les corps superbes contrastaient cruellement avec celui du colonel.

— Je crois savoir que vous êtes officier de la Légion d’honneur : toutes mes félicitations, déclara chaleureusement Delarse.

Le prince Eugène avait raison. Cette distinction gagnait d’emblée à Margont l’estime de nombreux soldats, ce qui ouvrait bien des portes.

— Je suis heureux de vous rencontrer, poursuivit le colonel. J’ai presque douze mille hommes sous ma responsabilité – puisque j’assiste le général Huard, précisa-t-il non sans réticence. Mais il me tient à coeur de connaître personnellement tous les officiers prometteurs qui servent dans ma brigade. C’est un crime de ne pas utiliser pleinement le potentiel de chacun.

Ces derniers mots avaient été prononcés avec une énergie proche de la colère.

— Mon ami le colonel Pégot dit de vous que vous êtes tenace et débrouillard, mais que vous pensez trop.

— Cela existe-t-il, de penser trop, mon colonel ?

— Disons que quand un supérieur vous reproche de penser trop, c’est surtout qu’il vous en veut de penser différemment de lui.

— Et vous, mon colonel, ne vous arrive-t-il jamais de penser trop ?

— Chaque jour.

Delarse prit une bouteille et remplit deux verres.

— Je suis d’origine charentaise. Ce cognac, c’est une partie de ma terre natale qui me suit dans mes campagnes. J’en ai une autre pour Moscou. Il commence à me tarder de l’ouvrir, celle-là.

Le colonel emprisonna son verre dans ses paumes pour réchauffer l’alcool.

— Quel est le motif de votre visite ?

— Le typhus.

Margont tendit la lettre de Brémond. Le colonel la lut soigneusement et répondit aussitôt :

— Le typhus est seulement à l’état endémique dans la brigade. Dès qu’un cas est suspecté, le soldat est isolé et placé dans un hôpital de campagne spécialisé. Le paquetage et la tente – si tente il y a – sont brûlés. Ceux qui dormaient avec lui sont placés en quarantaine, mais reçoivent une double ration de vivres puisque la dénutrition fait le lit du typhus.

— Cela me semble parfait.

— Pour connaître le nombre exact de gens mis en quarantaine, il vous faudra vous adresser aux médecins de chaque régiment. Puis-je savoir pourquoi vous avez décidé de vous mêler du typhus ?

— L’inactivité me pèse.

— Moi, elle me tue. Mais d’ici peu, les Russes vont forcément cesser de reculer. Ils se battront pour sauver Smolensk. Ce sera un carnage, nous souffrirons, mais leur armée sera pulvérisée.

Le colonel s’animait de plus en plus.

— Le Tsar se retrouvera à genoux, mais l’Empereur saura ménager sa fierté en lui jetant quelques os en pâture. Il acceptera de ne pas amputer la Russie des provinces volées aux Polonais, il ne ressuscitera pas la Grande Pologne, il se montrera magnanime. En échange, il contraindra Alexandre à appliquer le blocus. Et où iront donc les navires anglais si l’Europe les accueille au boulet ? Sans port, on perd le contrôle des mers et des océans et, sans le contrôle de l’élément liquide, une île est perdue. Alors – enfin ! –, les Anglais eux aussi signeront la paix. Une paix surchargée de clauses exorbitantes qui les affaibliront. De ce fait, nous pourrons agrandir nos colonies et en acquérir de nouvelles. Aux Indes, en Afrique, en Asie ou aux Amériques, on dira désormais : « Bonjour, monsieur ! » et non plus : « Good morning, Sir ! »

Le colonel leva son verre comme s’il fêtait déjà la prise de Bombay. Margont n’appréciait pas cette vision de la campagne, trop militaro-politicienne à son goût. Aucune allusion à la libération des moujiks, esclaves paysans, rien au sujet des réformes de la société tsariste, abandon du rêve de leurs alliés polonais... Enfin, les deux visions n’étaient pas totalement incompatibles. Il avala une gorgée de cognac et tenta de faire durer l’agréable sensation de brûlure.

— Je constate que vous êtes un grand lecteur, mon colonel.

— Je termine un ouvrage consacré à Jeanne d’Arc. Quel destin fascinant. Et dire qu’elle était encore plus fragile que moi. Le colonel Pégot m’a dit que vous étiez, vous aussi, un grand lecteur.

Margont désigna l’un des ouvrages qui traînaient sur le bureau.

— Oui. Mais pas La Guerre des Gaules. Vous lisez César quand moi je lis Cicéron.

— Quel est le problème ? Un général ne vaut-il pas un philosophe ?

— Aucun problème si ce n’est que César a fait exécuter Cicéron.

— Vous avez du piquant, capitaine. Mais vous en avez trop. On en a toujours trop dès qu’on sert dans l’armée.

Le colonel sortit un échiquier de l’un des coffres. Les pièces, en bois, étaient finement sculptées : des fantassins armés de pertuisanes constituaient les pions, des chevaliers les cavaliers, des bouffons les fous et des donjons les tours. Quant aux rois et aux reines, ils paraissaient plus royaux que jamais. Delarse jubilait d’avoir un adversaire.

« Étrange, pensa Margont, à peine commence-t-il à estimer quelqu’un qu’il s’empresse de l’affronter. »

— Voyons si vous feriez un bon général. Honneur à l’invité.