Après une vaillante résistance, le roi blanc capitula sur un échiquier quasiment désert. Margont avait été déstabilisé par le jeu de Delarse. Ce dernier s’était montré particulièrement offensif, n’hésitant jamais à échanger les fous, les cavaliers... Le jeu défensif de Margont n’avait même pas eu le temps de se mettre en place.
— Ah, si les Russes pouvaient attaquer au lieu de fuir d’échiquier en échiquier, déclara pensivement Delarse.
— Vous m’accorderez bien une revanche, mon colonel. Je déteste perdre.
— Comme je vous comprends.
Delarse alignait déjà les pièces avec empressement. Il était le genre d’officier qui, à la classique question : « Quel régiment commandez-vous ? », rêvait de pouvoir répondre un jour en toute modestie : « Mais tous. » La sentinelle fit irruption.
— Mon colonel, le directeur des vivres-pain et le directeur des vivres-viande souhaitent s’entretenir avec vous.
Le colonel se leva.
— J’avais oublié leur visite. La revanche sera pour une autre fois.
Margont le salua et déclara juste avant de sortir :
— Désolé de ne pas être un adversaire digne de vous, mon colonel.
« Aux échecs, uniquement aux échecs », ajouta-t-il intérieurement.
* * *
L’homme ne s’inquiétait pas de l’enquête menée sur le meurtre de Maria. Il se sentait parfaitement en sécurité, dissimulé dans cette interminable colonne de soldats. Et puis, on résolvait si rarement les crimes... Non, ce qui le préoccupait, c’était ce qui lui arrivait. Tandis qu’il cheminait au milieu des fantassins et de la poussière, une évidence s’était imposée à lui : sa fascination pour la mort ne datait pas de quelques mois seulement.
Lieutenant, il se rendait souvent dans les hôpitaux pour y contempler les agonisants. Il tentait de capter l’instant si fugace du passage de la vie à’la mort, ce moment où le corps s’immobilise définitivement, où la respiration elle-même s’éteint... Il essayait de mémoriser le changement d’expression de ces visages lors de cette seconde fatale. Mais quelques années auparavant déjà, la mort et la souffrance l’attiraient. Il allait assister à des autopsies, prétextant qu’il envisageait de faire des études de médecine. A l’époque, il avait mis cela sur le compte d’une curiosité morbide. Il s’était même documenté sur les différents types de coma. Il se demandait s’il en existait un qui fût assez profond pour mimer en tout point la mort. Durant ces séances de découpage, il s’amusait à imaginer que l’homme aux muscles dissociés et à l’abdomen largement ouvert dans lequel le médecin agitait ses instruments était encore vivant. Son coma lui interdisait de bouger, mais sa conscience avait une idée limpide de ce qui était en train de se passer.
En fait, son attrait pour la mort semblait plus ancien encore. Adolescent, il adorait les cimetières. Il y passait des journées entières. Il connaissait l’emplacement des tombes, les noms et les dates des disparus... Il se montrait curieux de savoir à quoi ressemblaient les cadavres au bout d’un jour, une semaine, deux semaines... Il s’amusait à laisser pourrir des pommes sur lesquelles il avait dessiné des yeux et une bouche. C’étaient ses têtes de cadavres dont la peau se flétrissait tandis que la chair se faisait moite et molle. Il les regardait se recroqueviller et s’anéantir peu à peu.
Même enfant... Il se délectait des convulsions des canards blessés à la chasse par son père. Leurs vains efforts pour tenter de s’arracher au sol et s’envoler à nouveau, leur long cou soyeux se tortillant en une danse macabre, le craquement sec des cervicales quand il leur brisait le cou pour mettre un terme à leur souffrance...
Finalement, il avait toujours été attiré par la mort, la douleur et le sang et il se demandait pourquoi il avait mis tant de temps à réaliser cette évidence. Encore une question qui exigeait une réponse. Sa vie lui paraissait être devenue une succession d’énigmes.
12
La journée du 22 juillet fut particulièrement pénible. Le 4e corps parcourut vingt-quatre kilomètres et c’était le troisième jour d’affilée qu’on soutenait un tel rythme. Margont passa son après-midi à tenter de se procurer un cheval. En vain. Les chasseurs à cheval eux-mêmes recevaient l’ordre de céder leurs montures aux artilleurs afin de compléter les attelages. Le soir venu, il se rendit donc à pied à l’invitation du colonel Barguelot.
Une vingtaine d’officiers, des capitaines et des chefs de bataillon ainsi qu’un major étaient assis sur l’herbe autour d’une longue nappe blanche déposée à même le sol, face à une vaisselle d’un luxe inouï. Des assiettes en porcelaine hollandaise, des verres à pied en cristal, des carafons, des couverts en argent... Des valets en perruque poudrée s’affairaient à remplir les verres et à découper un cochon rôti nappé d’une sauce crémeuse. Margont déposa son shako et son épée sur une table encombrée de coiffes et de lames de toutes les formes et de toutes les tailles. Il remarqua un fourreau argenté sur lequel avait été gravé en lettres alambiquées : « Colonel Barguelot. Semper heroicus. » « Toujours héroïque. » Le colonel l’aperçut et, indiquant une place non loin de sa droite, s’exclama :
— Voici le capitaine Margont. J’ai toujours plaisir à accueillir un homme de valeur. Plaçons un officier de la Légion d’honneur entre un chef de bataillon et un major.
Plus on était gradé, plus on était proche du maître qui présidait. Tandis que Margont prenait place, il sentit peser sur lui les regards des chefs de bataillon déclassés d’un rang. Barguelot lui présenta ses officiers.
— Le capitaine Margont a reçu sa décoration en Espagne, précisa-t-il. Ah, l’Espagne, funeste pays. Figurez-vous que j’ai bel et bien failli me faire étriper à Madrid, lors de la révolte du 2 mai 1808, leur maudit « dos de mayo ». La ville entière est devenue folle ce jour-là. Je me promenais tranquillement dans les rues avec mon ami le lieutenant... Carré... Carrier... Peste, comment s’appelait-il déjà celui-là ? Enfin, bref, nous avions rendez-vous avec deux Madrilènes dans un parc lorsque nous apercevons un dragon en triste équipage. Le pauvre homme a perdu son casque et son cheval et court à perdre haleine, le sabre à la main. Le temps que mon esprit réalise qu’il ne s’agit pas d’une hallucination, une foule surgit au bout de la rue et se précipite vers nous. Des hommes et des femmes, des vieillards et des enfants, des gens en guenilles et des bourgeois... L’un des meneurs brandit une corde qui se termine par un noeud coulant... Mon ami et moi, nous nous mettons à fuir à notre tour. Nous enchaînons les ruelles au pas de course. Nous débouchons sur une place et là, vision d’horreur : les cadavres nus et émasculés de deux mamelouks ont été pendus par les pieds à la façade d’une maison que des forcenés sont en train d’incendier. La populace est toujours à nos trousses. Le dragon, à bout de souffle, est rattrapé et littéralement mis en pièces. Lorsque nous parvenons jusqu’au parc dans lequel nous avions rendez-vous, nous nous dissimulons derrière des haies. Mais figurez-vous que les deux traîtresses avec lesquelles nous eussions dû roucouler se mettent à nous désigner de leurs éventails : « Por aqui ! Por aqui ! » Ah, les garces ! Résolus à périr l’épée à la main, nous avons fait face. J’ai transpercé trois insurgés et mon ami... Carsier, Carrier... autant. Hélas, il s’est fait enfourcher. J’ai encore résisté quelques minutes à cette horde de fanatiques. Enfin, Dieu merci, la cavalerie de la Garde a surgi dans le parc et a tout balayé.
La conversation se déchaîna au sujet de l’Espagne. Pourquoi les Espagnols résistaient-ils avec fanatisme à la présence française ? Pourquoi rejetaient-ils les fruits de la Révolution ? Pourquoi se soulevaient-ils en masse pour défendre une société qui les oppressait ? Margont se sentait particulièrement troublé par ces questions. Un autre débat agitait les esprits : n’aurait-on pas dû attendre d’en avoir fini avec le bourbier espagnol pour lancer la campagne de Russie ? L’Espagne mobilisait des troupes françaises et alliées considérables pour faire face aux Espagnols, aux Portugais et aux Anglais. De plus, on s’inquiétait que l’Empereur soit aussi éloigné d’un champ de bataille, d’autant plus que les Anglais étaient de la partie.