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Margont observait Barguelot. On dit que tous les chemins mènent à Rome. Ici, toutes les remarques menaient à Barguelot. Un capitaine avait été à la bataille de Roliça ? Oui mais Barguelot, lui, avait été à celle de Gamonal. On admirait les oeuvres de Goya mais on émettait des doutes quant à ses sentiments à l’égard de la France ? Le colonel Barguelot annonçait qu’il connaissait bien cet immense artiste et que ce dernier avait d’ailleurs commencé son portrait. Bref, chaque fois que quelqu’un avait fait cent prisonniers lors d’une bataille, Barguelot en avait capturé trois cents lors de la suivante et chaque personne connue semblait s’être dit : « Maintenant que me voilà célèbre, il est temps de rencontrer le colonel Barguelot. »

Un valet déposa une fine tranche de porc dans chaque assiette. La plus belle des vaisselles ne compensait pas le manque de nourriture... Margont fut très surpris de constater que Barguelot ne mangeait rien. On ne le servit même pas et il ne toucha pas à son verre alors que le bordeaux était excellent bien qu’il eût un arrière-goût un peu amer : la nostalgie du pays. Margont apprit que le colonel Barguelot s’était illustré dans nombre de batailles, possédait un château près de Nancy et avait épousé une riche baronne, Marie-Isabelle de Montecy. Barguelot évoqua également ses ancêtres. Il était issu d’une longue lignée de militaires hollandais, les Van Hessen. Son grand-père, le cadet, n’avait rien reçu en héritage et, dépité, était venu s’installer en France. Il n’avait eu qu’un seul enfant, une fille, aussi le nom hollandais avait-il été perdu. Des démarches étaient en cours pour faire accoler le nom de Van Hessen à celui de Barguelot. En fin de repas, Barguelot fit un signe discret à l’un de ses valets. Ce dernier prit son verre, le remplit un peu plus et le plaça directement dans la main du colonel. Barguelot se leva et tout le monde l’imita, le verre à la main.

— Quel dommage que je n’aie pas eu le temps de vous narrer la libération de Copenhague en 1638 par la flotte hollandaise. L’un de mes ancêtres en était, en tant que capitaine de vaisseau. Son navire, placé en tête de l’escadre, s’illustra lors du passage en force du blocus suédois. Mais ce n’est que partie remise. Messieurs !

Il brandit son verre et vingt bras firent de même.

— À Moscou, bientôt petite soeur de Paris !

— À Moscou ! répondirent d’un même élan tous les officiers.

Ces belles paroles les revigorèrent autant que le bon bordeaux et l’on se sépara dans la gaieté alors que, dans toutes les directions, l’horizon était constellé de brasiers qui scintillaient dans la nuit. Le lendemain, comme d’habitude, les Français ne piétineraient que des cendres.

* * *

Les jours qui suivirent se révélèrent particulièrement frustrants pour Margont. Malgré toutes ses tentatives, il lui fut impossible de rencontrer les deux autres suspects.

Le colonel Fidassio n’était jamais disponible. Le capitaine Nedroni, qui le secondait, s’évertuait à faire barrage. Il jouait le rôle de l’intermédiaire obligé, celui qui regrettait chaque fois d’annoncer que le colonel était trop occupé pour le moment mais qui se ferait un plaisir de transmettre un message. Nedroni soignait sa présentation sans toutefois sombrer dans l’ostentation. Ses cheveux noirs faisaient paraître son teint plus pâle encore et ce dernier le distinguait des autres Italiens. Le colonel Fidassio, que Margont était parvenu à apercevoir de loin, semblait soucieux. Il chevauchait seul, à distance de son régiment. Le colonel avoisinait les trente-cinq ans. Ses cheveux étaient bruns, son visage massif encore alourdi par de larges pommettes. Ce bref portrait brossé à la va-vite et à distance fut tout ce que Margont put obtenir.

Le colonel Pirgnon, lui, semblait quasiment insaisissable. Il ne se trouvait que rarement avec son régiment. Tantôt il accompagnait un détachement en maraude, tantôt il s’entretenait avec le médecin principal ou avec le directeur des fourrages, tantôt il partait en reconnaissance, tantôt il galopait sur un cheval pris à un cosaque pour tenter de le mater... Margont n’était même pas parvenu à l’entrevoir une seule fois.

Lefine avait recruté des hommes de confiance et les quatre suspects – quatre car Lefine, à la différence de Margont, estimait qu’on ne devait pas éliminer Delarse – étaient discrètement surveillés jour et nuit. Excepté Pirgnon que l’on suivait quand on le pouvait.

Le temps s’écoulait donc avec une lenteur désespérante. Jusqu’au 26 juillet.

* * *

Au matin du 26 juillet, une fièvre s’était emparée du 4e corps. Les Russes ! Ils étaient là ! Vraiment ? Ne fallait-il pas craindre une fausse rumeur ? Non ! La veille, la 1re division légère du 1er corps de réserve de cavalerie avait été sérieusement accrochée par l’ennemi. Comme à son habitude, le maréchal Murat, qui commandait ce corps, avait chargé pour faire un carnage. Mais les Russes étaient toujours là.

Le prince Eugène déployait ses troupes. Un assaut semblait imminent. Margont patientait à son poste, dans la brigade Huard. Cette brigade appartenait à la division Delzons et, puisque cette division constituait le fer de lance du 4e corps, elle monterait à l’assaut en première ligne. Margont, comme la majorité des officiers et des soldats, ignorait tout de la situation. Il ne savait pas s’il allait charger dix mille Russes, cinquante mille, cent mille... ou trois cents. Bien des combattants s’étaient habitués à cette cécité vis-à-vis des enjeux réels des engagements. Mais pas Margont. Non, vraiment, le fait de ne rien savoir exaspérait son esprit avide de toute connaissance, même la plus inutile (pour lui, d’ailleurs, une connaissance ne pouvait pas, par définition, être inutile). Alors il essayait de tirer des déductions de ses observations. Le prince Eugène cavalcadait d’un point à l’autre de son armée, suivi par son cortège flamboyant d’aides de camp, d’officiers d’ordonnance et de généraux. Partout, des troupes prenaient position. Le 8e hussards, pelisse verte, culotte et shako rouges, s’était massé en avant dans la plaine, sur deux lignes. La division Delzons faisait mouvement, longue et large colonne bleu sombre et blanc couronnée par une forêt de baïonnettes qui miroitaient sous le soleil. Plusieurs régiments suivaient, se demandant lesquels iraient au combat et lesquels seraient tenus en réserve. Les artilleurs s’activaient pour positionner leurs pièces, s’agglutinant pour pousser un canon ou déchargeant les munitions des caissons. Ailleurs, des escadrons de chasseurs s’alignaient et des régiments en colonne progressaient en pressant l’allure. En première ligne, des tirailleurs espacés de quelques pas les uns des autres étaient occupés à faire le coup de feu avec les Russes. Le champ de bataille était formé de coteaux fréquemment boisés. On ne voyait donc pas les Russes. On apercevait seulement des panaches de fumée blanche là où leurs canons faisaient feu.

— Faites excuse, mon capitaine, vous croyez que c’est la bataille qu’on attend tous ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? répondit sèchement Margont sans détourner la tête.

— Y aurait pas tout ce remue-ménage pour quelques cosaques, vous croyez pas ?

Margont n’avait pas envie de parler, surtout pour ne rien dire. Il inspectait les lieux. Dans quelle direction allait-on les faire charger ? Probablement droit devant. Que pouvait-il voir de cette forêt de bouleaux qui lui faisait face ? Y avait-il une position facilement défendable vers laquelle se replier avec ses hommes si l’assaut tournait en leur défaveur ?