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Margont se retrouva face au prince Eugène et se figea aussitôt au garde-à-vous. Le prince l’invita à s’asseoir d’un geste de la main. Deux chaises probablement dénichées dans une ferme voisine avaient été installées au centre de la tente. Comme il était impensable qu’un prince s’asseye sur un siège identique à celui de l’un de ses subordonnés, les gardes d’honneur avaient dépensé des trésors d’imagination. L’une des chaises, agrémentée d’un coussin ouvragé, avait été disposée sur une estrade ornée d’un somptueux tapis turc aux lacis rouges, dorés et bruns. L’ensemble formait un trône peu convaincant. Le reste du mobilier était sobre : un sofa faisant office de lit, une malle et une grande carte de l’Europe déroulée sur une table à tréteaux. L’Empire et ses alliés la recouvraient entièrement à l’exception de trois pays : le Portugal, l’Angleterre et l’immense Russie.
Le prince Eugène avait trente et un ans. L’ovale de son visage empâté semblait étiré vers le haut en raison de son front largement dégagé. Sa chevelure châtain, légèrement indisciplinée, atténuait un peu le solennel de son habit au col surchargé de broderies dorées, aux épaulettes volumineuses et aux décorations colorées. Sa tenue ne parvenait cependant pas à le vieillir et beaucoup ne voyaient en lui qu’un homme trop jeune placé trop vite trop haut. On le disait gai en permanence. C’était faux. Il détaillait Margont avec acuité : son visage avenant, ses pommettes légèrement saillantes et sa cicatrice sur la joue gauche. Cette balafre lui conférait une allure martiale qui brisait le coeur des Prussiennes, car ce genre de stigmate était particulièrement estimé à Berlin. Ses yeux bleus et ses cheveux clairs lui donnaient un petit air nordique alors qu’il était originaire du Sud-Est de la France. Le prince repoussa l’estrade du bout de sa botte, saisit sa chaise et l’installa face à celle de Margont.
— Au diable tous ces protocoles ridicules, nous sommes en guerre. Je vais être direct.
« Magnifique », pensa Margont. Cependant Eugène hésitait encore. Sa voix se voulait ferme, mais son visage trahissait l’inquiétude.
— J’ai une mission secrète de la plus haute importance à confier. Mais je ne connais personne qui puisse l’accomplir avec célérité, brio et discrétion. On vous a recommandé à moi, d’où votre présence ici. Le secret est l’un des points clés de cette affaire ! Si vous acceptez cette lourde responsabilité et que des indiscrétions soient commises, vous serez fusillé avant même que l’on ait eu le temps de désigner les officiers qui feront passer votre cadavre en cour martiale.
Margont se demanda qui pouvait être ce « on » auquel il devait cette sympathique convocation.
— Si vous réussissez, vous passerez chef de bataillon. Et vous toucherez d’emblée une dizaine d’années de solde.
Margont s’entrevit dans un petit hôtel particulier à Nîmes ou à Montpellier... Son interlocuteur poursuivit.
— Tout cela sera justifié par des motifs divers, cette mission ne sera jamais évoquée. Acceptez-vous ?
— C’est que Votre Altesse ne m’a pas...
— Je vous remercie pour ce « oui » franc et sans réserve, je savais que l’Empire pouvait compter sur vous. Voici en quelques mots toute cette méchante affaire. Hier soir, à Tresno, petit bourg polonais situé près du Niémen, une femme a été assassinée dans sa chambre. Elle s’appelait Maria Dorlovna. C’était une Polonaise d’origine allemande. Son meurtre fut une terrible boucherie. Si l’histoire s’arrêtait là, on ne m’aurait même pas informé de ce crime et la prévôté serait en train de mener une enquête. Le problème, c’est qu’il est possible que le coupable soit un officier servant dans le corps d’armée dont j’ai l’honneur d’assumer le commandement.
Margont reçut la nouvelle avec un aplomb qui plut au prince autant qu’il l’étonna.
— Quel calme, capitaine ! Vous semblez à peine surpris. Ce ne serait pas vous par hasard ? Cela me simplifierait grandement la vie.
— Hélas, à mon grand regret, je suis obligé de décevoir Votre Altesse.
— Impertinent ! Il est vrai que celui qui vous recommande m’avait averti de ce déplaisant trait de caractère. Je vous avoue que cela m’a fait hésiter à vous choisir.
« Pas assez, hélas », pensa Margont.
— Mais je me suis dit que nombre de nos plus grands officiers étaient l’incarnation même de l’impertinence. Murat ! Qui charge en tête de ses escadrons et se prend parfois pour une avant-garde à lui tout seul. Et Ney ? Le grand Ney ! Qui est partout à la fois dans les batailles et se précipite toujours vers le feu le plus violent comme les papillons vers la lumière. Et Lasalle ! Qui traitait de jean-foutre tous les hussards qui n’étaient pas morts avant l’âge de trente ans. Il s’est d’ailleurs appliqué son précepte à Wagram, avec à peine quelques années de retard. Et à l’origine de tous ces héros et de l’Empire, n’y a-t-il pas la plus vaste, la plus osée de toutes les impertinences ? Celle du peuple français qui a décrété la république. En France, l’insolence, ce n’est pas un défaut, c’est une médaille ! Cela dit, elle est pareille aux alcools forts, elle monte rapidement à la tête et fait commettre des impairs, alors n’en abusez pas.
Le prince croisa les bras et fixa Margont droit dans les yeux.
— Je suppose que votre trait d’esprit était une habile manoeuvre pour m’inciter à éliminer votre candidature forcée. C’est astucieux, mais c’est surtout raté. Loin de me décourager, vous me confortez dans mon choix. Donc, disais-je, il semblerait que l’assassin soit l’un de mes officiers.
Le prince exposa à Margont la course sur les toits et le face-à-face entre la sentinelle et le fugitif.
— La sentinelle s’est mise au garde-à-vous ? Êtes-vous sûr de cela ? s’étonna Margont.
Eugène se figea tandis que son front se plissait. On sentait qu’il aurait donné cher pour pouvoir dire le contraire de ce qu’il devait annoncer.
— J’en suis certain grâce au témoignage d’une autre sentinelle qui était trop éloignée pour intervenir, mais qui a aperçu toute la scène. Le soldat poignardé avait le grade de sergent-major. Un sergent-major ne se serait pas mis brutalement au garde-à-vous devant un supérieur immédiat qui venait de sauter d’un toit, qui n’arborait pas une tenue réglementaire et qui n’était pas de service. Non, au vu de sa réaction et de son empressement, il a certainement reconnu un officier. Au moins un capitaine, ou peut-être quelqu’un de plus gradé encore... Eh bien, capitaine Margont, cessez donc de faire cette tête. On jurerait que vous ne m’écoutez plus et que vous cherchez désespérément un moyen de vous délester de cette tâche.
Margont tapotait distraitement la garde de son épée.
— Si c’est un capitaine, passe encore, Votre Altesse. Mais s’il est plus gradé...
— Aucune arrestation ! Qu’il s’agisse d’un capitaine ou d’un chef de bataillon – je n’ose regarder plus haut –, vous ne prenez aucune initiative. Pas de folie ou c’est le peloton d’exécution !
— Je crois Votre Altesse sur parole.
— Vous me ferez votre rapport dans le plus grand secret et je prendrai les mesures qui s’imposeront.
Le prince Eugène inspira lentement, ce que Margont interpréta comme un artifice destiné à mettre en valeur les propos qui allaient suivre.
— Capitaine, avez-vous imaginé un seul instant ce qui se passerait si la rumeur venait à se répandre qu’un officier français est un forcené qui torture les femmes, un boucher massacreur de Polonaises ? Tous les régiments dénonceraient leurs propres capitaines, leurs chefs de bataillon, leurs majors, leurs colonels... Des compagnies entières refuseraient d’obéir aux ordres de celui qu’elles prendraient pour l’assassin. Mais il y a pire encore. La victime était polonaise et d’origine allemande. Vous imaginez sans mal la réaction des dizaines de milliers de Polonais, d’Allemands de la Confédération du Rhin, de Prussiens et d’Autrichiens qui participent à cette campagne. Les Prussiens et les Autrichiens nous aiment déjà peu, il suffirait d’un rien pour enflammer les esprits. Il y aurait des discordes, des désertions... Cette affaire, montée en épingle par des agitateurs, des espions, des ennemis de la France, pourrait déséquilibrer le subtil échafaudage diplomatique édifié par l’Empereur.