— Mon capitaine, faites quelque chose ! Sauvez-nous !
C’était le jeune soldat qui lui avait reproché de ne pas arborer sa Légion d’honneur. Des larmes inondaient ses joues. Il énonçait des propos sans queue ni tête. Il conclut en disant qu’il fallait s’enfuir, mais, au paroxysme de l’égarement, s’élança droit sur les Russes. Un mousquetier exécuta un moulinet avec son arme et lui flanqua un coup de crosse sur la nuque, l’expédiant à terre. Le Russe brandit sa baïonnette, mais Margont se rua sur lui et le percuta de plein fouet, le faisant chuter à son tour. Il ramassa le mousquet et martela de coups de crosse son adversaire.
— Assez ! Assez ! Assez ! hurlait-il, comme si c’était lui qui recevait les coups.
Et il frappait, il frappait. Le Russe plaçait ses bras devant son visage ? Il lui envoyait un coup dans l’estomac. Le Russe portait ses mains à son abdomen ? Il lui cognait la mâchoire ou les côtes. Un hussard arriva au petit trot, son cheval étant ralenti par les empoignades. Margont laissa le mousquetier pour expédier un coup de crosse dans le ventre du cavalier. La monture prit l’initiative de ramener son maître, plié en deux, vers ses lignes. Un bruit de cavalcade se fit entendre. Son intensité s’accrut à toute allure jusqu’à devenir assourdissante. Les lanciers de Murat chargeaient pour voler au secours des artilleurs et de la brigade Huard. L’infanterie russe fut percée et transpercée. Les fantassins avaient beau se jeter à plat ventre, ils se retrouvaient hors de portée des sabres des cavaliers, mais pas des lances et celles-ci venaient se ficher dans leur dos. Le 92e de ligne arriva en colonne et s’enfonça dans la mêlée avec entrain. Puis ce fut au tour du 8e hussards de charger. Les Russes furent enfin repoussés avec des pertes considérables.
15
À perte de vire, ce n’étaient que morts et blessés. Margont, encore commotionné, s’était adossé à un saule pleureur, ironie douce-amère. Par endroits, des cadavres gisaient encore enlacés dans leur empoignade. Un superbe cheval à robe grise, couché sur le flanc, raclait la terre avec ses sabots arrière pour tenter de se relever. Ses pattes avant n’étaient plus que des moignons. Partout on gémissait, on pleurait, on appelait à l’aide, on suppliait ou on insultait les rescapés indifférents. Souvent, les blessés réclamaient à boire. Margont se mit à errer de l’un à l’autre, jetant une calebasse vide et en ramassant une autre, pleine, sur un corps qui n’en avait plus besoin. Il s’interrogeait au sujet de cette soif. Le corps essayait-il ainsi de compenser l’hémorragie ? Ou bien était-ce une réaction psychologique ? On avait coutume de dire : « Si tu es blessé, bois du vin. » Croyait-on le corps myope au point de confondre ce rouge avec l’autre ?
— Merci bien, m’sieur l’officier, z’auriez pas aussi un peu d’vin ? demanda un grenadier français tout en rendant sa gourde à Margont.
Des gouttes d’eau imbibaient sa grosse moustache blonde. Il pressait son ventre pour tenter de freiner la perte de sang.
— Désolé, l’excès de vin est mauvais pour la santé, lui répondit Margont.
Le soldat se mit à rire, mais la douleur venait altérer son sourire.
— Elle est bien bonne, celle-là, mon capitaine !
Margont n’eut qu’à tendre le bras pour ouvrir le havresac d’un mousquetier russe étendu à plat ventre. Il en ressortit un bidon, l’ouvrit, goûta et le tendit au grenadier.
— Vodka ?
La moustache se trémoussa de plaisir.
— C’est du vin russe ?
— Un peu plus fort.
Le grenadier avala cul sec le fond du bidon.
— Je sens que je vais fouiller tous les sacs de cette foutue plaine !
Margont lui tapota l’épaule et s’en alla après avoir fait signe à des brancardiers épuisés. Il s’arrêta devant un jeune hussard. Un coup de sabre lui avait zébré le torse. Quelque chose dépassait de son habit fendu. Intrigué, Margont saisit l’objet. Il s’agissait d’une petite icône russe. Une Vierge longiligne tenait dans ses bras un Christ nouveau-né. Étrangement, la mère avait un visage incertain : la joie y paraissait teintée de tristesse, comme si elle avait eu l’intuition que son bonheur s’achèverait dans la douleur. Margont replaça l’icône contre le coeur du cadavre. Un peu plus loin, il parvint à retrouver le corps du mousquetier qu’il avait roué de coups. Le Russe respirait de façon étrange. Il inspirait à peine et expirait aussitôt, comme s’il souhaitait goûter encore un peu à la vie, du bout des lèvres, avant de mourir. Margont fit à nouveau signe aux brancardiers et s’éloigna. Il eut la chance de retrouver son épée puis passa la nuit ainsi, allant d’un blessé à l’autre, apportant à boire, promettant de faire parvenir une lettre à une épouse ou à des parents... Peu avant l’aube, il était si épuisé qu’il ne parvenait plus à maintenir ses yeux ouverts. Il se dirigea donc à pas lents dans la direction de son régiment. Malgré tous ses efforts et ceux des nombreux volontaires, il lui semblait que les appels à l’aide étaient toujours aussi nombreux. Il passa devant une dizaine de fantassins du 92e en train d’essayer d’éteindre un feu en urinant dessus de concert. Mais ces hommes étaient si soûls que les jets d’urine venaient tremper les pantalons des uns et des autres, déclenchant crises de fou rire ou bagarres. Cela incita Margont à se livrer à son jeu favori : observer les gens.
Lui-même et bien d’autres avaient décidé de donner un sens à leur vie en secourant les blessés. Certains agissaient par grandeur d’âme, d’autres par superstition, pour remercier le Ciel ou le destin de les avoir épargnés, ou par culpabilité, pour s’excuser d’avoir survécu. Il les appelait les « sauveteurs ». Mais un grand nombre de soldats préféraient éviter cette implacable réalité, se soûlant jusqu’au coma ou désertant. Certains finissaient même par se suicider. Ceux-là, c’étaient les « fuyards ». Il y avait d’autres catégories. Les « profiteurs », qui volaient les cadavres et les blessés trop faibles pour se défendre. Margont s’assit contre un bouleau. Il n’en pouvait plus. À quelques pas de là se jouait un étrange spectacle. Un lancier polonais avait enlacé un hussard russe devant d’autres lanciers et des hussards français hilares. Les deux hommes ne se battaient pas, ils... ils dansaient très maladroitement. Une valse. Le Russe paraissait ivre mort. Un Polonais voulut aussi danser avec lui, mais le hussard lui échappa des mains et s’écroula. Il n’était pas ivre mort, mais mort tout court. Le second Polonais le releva, le prit à bras-le-corps et se mit à valser à son tour, encouragé par le public. Ceux-là appartenaient à la catégorie des « exorcistes ». Ils se livraient à des jeux morbides et leur imagination paraissait sans limites. Mais la règle était toujours la même : rire de la mort, la désacraliser, la ridiculiser... En agissant ainsi, ils avaient moins peur. Cependant, il leur en coûtait une part d’humanité. Étaient-ils vraiment gagnants au final ? Et il y avait encore les « sidérés », qui erraient sans but, silencieux, coupés du monde, incapables de la plus petite initiative, les « désespérés », qui pleuraient à n’en plus finir et sur lesquels on devait veiller de peur qu’ils ne se grillent la cervelle, les « croyants », qui priaient et donnaient un sens mystique à ce chaos... Et, pour clore temporairement cette classification inachevée, le vaste groupe de ceux qui se remerciaient les uns les autres de s’être épaulés, qui fêtaient le baptême du feu des plus jeunes, se vantaient de leurs exploits... Ceux-là, Margont les avait baptisés les « gentils inconscients » ou les « humains » parce que, d’une façon ou d’une autre, tout le monde faisait un peu partie de ce groupe.