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Margont glissa lentement le long du tronc et s’allongea à même le sol. L’herbe lui caressait le visage. Le sommeil le terrassa plus sûrement que le feu d’une batterie russe tout entière.

Les Russes se replièrent le lendemain. Ce ne fut pas l’affrontement titanesque entre les deux armées que l’Empereur désirait si ardemment. Ce ne fut « que » le combat d’Ostrowno.

* * *

Margont se sentit soulevé sans ménagement. Il marmonna quelque chose, fut lâché et s’écrasa par terre. Il se releva d’un bond, la main sur le pommeau de son épée. Deux fantassins aux uniformes couverts de sang, le regard enlaidi par d’énormes cernes mauves, bouche bée, extrêmement pâles, le fixaient avec consternation.

— On pouvait pas savoir, mon capitaine...

— Oui, on pouvait pas savoir...

— Mais on s’en serait rendu compte, mon capitaine...

— Vous ne pouviez pas savoir quoi ? hurla Margont.

Sa colère acheva de paralyser les deux hommes. Il aperçut alors une charrette dans laquelle on empilait les cadavres français. Une autre recevait les Russes.

— Vous vouliez me jeter dans la charrette ? vociféra Margont.

— Mais c’est que... vous étiez étendu là, comme ça...

— Mais on se serait rendu compte que vous étiez pas... que vous l’étiez pas, quoi, certifia le second fossoyeur.

Margont contempla sa tenue. Elle était maculée de sang : le sang de ceux qu’il avait blessés ou tués, les débris des gens fauchés par les boulets...

— Vérifiez que tous ceux que vous avez mis dans votre carriole de malheur sont bien morts ! ordonna-t-il, plus en guise de punition que dans l’espoir illusoire de sauver qui que ce soit.

Les soldats s’exécutèrent, encore terrorisés par ce que la superstition leur avait fait prendre pour le réveil d’un mort vivant. Margont se fit indiquer où se trouvait son régiment. En chemin, il consulta sa montre, une folie qui lui avait coûté une fortune, mais dont la précision mathématique s’accordait avec son esprit méthodique. Quatre heures. Il ne saisit pas immédiatement ce que les deux aiguilles s’obstinaient à lui pointer. Il interpella un cavalier du 9e chasseurs qui errait à la recherche d’un camarade. Ce dernier lui confirma que l’après-midi était déjà bien avancé. Margont apprit également qu’un nouveau combat avait eu lieu le matin même, près de Vitebsk, assez bref cette fois-ci.

Margont acheta un beau cheval à la robe brune et à la crinière noire à un chasseur à cheval astucieux qui jurait être parti en campagne avec une monture de rechange. La bête était étonnamment robuste et bien nourrie.

— Il s’appelle Wagram, précisa le vendeur.

— Vu le prix que tu me le fais payer, tu aurais pu lui laisser sa selle russe.

— Pas du tout, mon capitaine ! C’est mon cheval ! Il s’appelle Wagram !

— Ce cheval a plus de chance de s’appeler Ostrowno que Wagram.

Lefine arriva sur ces entrefaites.

— Vous venez de vous engager dans les hussards de la Garde russe, mon capitaine ?

— Il s’appelle Wagram ! s’entêta le chasseur.

Margont haussa les épaules.

— Wagram ou Iéna, du moment qu’on ne l’appelle pas Eylau ou Espagne.

Le chasseur s’éloigna en maugréant au sujet de son pauvre père qui s’était saigné aux quatre veines, labourant avec peine son champ stérile pour tirer de son labeur acharné de maigres profits avec lesquels il avait pu acheter Wagram pour son fils, pauvre père qui devait se retourner dans sa tombe en entendant aujourd’hui les propos injurieux de « certaines personnes »... Lefine tâta les flancs de la bête.

— J’ai jamais vu un cheval aussi gros.

— Mais tous les nôtres étaient comme ça, avant le début de la campagne.

Lefine continuait à caresser le ventre de l’animal. Il enviait cet abdomen autrement mieux rempli que le sien.

— Il est si imposant qu’à côté de lui, notre cavalerie a l’air d’être montée sur des chiens. Alors, comment l’appelle-t-on ?

— Macbeth.

— Macbeth ? Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Je préférais Wagram. Pour la selle, je peux vous indiquer un bon magasin..., ajouta-t-il en désignant le champ de bataille d’un ample geste du bras.

— Retournons au régiment pour avoir des nouvelles de nos amis.

— Justement, à ce propos, je suis heureux de vous retrouver entier. Antoine, Irénée et moi, nous vous avons cherché partout.

— J’ai été assommé par un coup de crosse, mentit Margont.

— Avant de retourner au régiment, je vais vous conduire quelque part. Mais il faut d’abord que je vous raconte le manège du colonel Delarse. Le cirque a commencé dès la fin des combats. Le colonel voulait un interprète. Tandis que tout le monde courait en tous sens pour lui en dénicher un, il allait et venait d’un prisonnier à l’autre en essayant de se faire entendre – parce que lui non plus, la patience, c’est pas son fort. Et, devant des dizaines d’yeux globuleux qui le fixaient sans le comprendre, il clamait : « Où est le lieutenant Nakaline ? Le lieutenant Nakaline, peste de moujiks ! » On a enfin trouvé un trompette russe qui parlait français.

— Pourquoi ne pas avoir pris un lancier polonais pour servir d’interprète ?

Lefine leva les yeux au ciel.

— On en avait ramené quinze au colonel, mais il les a tous renvoyés. Il refuse désormais d’adresser la parole aux Polonais. Il trouve qu’ils ont trop attendu avant de charger pour nous dégager des habits verts.

Margont serra les dents.

— Ben oui, c’est sûr, c’est bête, conclut Lefine.

— Comme il ne peut taper sur la malchance, il tape sur les Polonais. C’est une attitude classique : les Russes, les Prussiens et les Autrichiens font de même depuis des siècles. Et alors ? La suite ?

— Bref, le Russe traduit, mais on ne s’en trouve pas plus avancés. Le colonel renonce ? Pensez-vous ! Il va faire la tournée des hôpitaux. Il n’apprend rien au sujet du mystérieux Nakaline ? Et vas-y de se promener sur le champ de bataille avec son musicien pour interroger les blessés qu’on n’a pas encore relevés.

— Est-ce qu’il y a une fin à ton histoire ? Je te rappelle que tu n’es pas payé au litre de salive.

— Le colonel a finalement trouvé son Nakaline. Son cheval avait été éventré par un boulet et s’était effondré en coinçant la jambe de son cavalier. Je vous conduis à eux, ils sont en train de jouer aux échecs.

* * *

La scène était décalée, absurde. Tandis que, de toutes parts, des hommes marchaient en boitant ou en soutenant leurs compagnons en sang, le colonel Delarse et son lieutenant russe jouaient aux échecs. Assis chacun sur une caisse, ils déplaçaient leurs pièces alors que l’herbe qui les entourait se trouvait jonchée de débris : sabres, shakos, baïonnettes, boulets, havresacs, fusils...

— À peine sorti d’un carnage, il se précipite sur le suivant, murmura Margont.

Des officiers français assistaient à la partie, ce qui ne devait pas faciliter la concentration du Russe, seul pion rouge encerclé par une quinzaine de pions bleu foncé. Nakaline avait à peine vingt ans. Ses cheveux noirs bouclés étaient en désordre et son uniforme parsemé de brins d’herbe. Sa façon de jouer déroutait. Il ne regardait quasiment jamais l’échiquier et, quand venait son tour, son air étonné donnait l’impression qu’il découvrait la position des pièces. Il saisissait immédiatement l’une d’elles et la posait ailleurs. On aurait juré que ses choix étaient totalement aléatoires. Il tournait la tête avant même d’avoir fini de lâcher son fou ou son cavalier et se perdait à nouveau dans la contemplation du flux des blessés. Le colonel Delarse paraissait perplexe. Il réfléchissait longuement, mais lorsqu’il posait ses doigts sur une pièce, c’était pour la jouer. « Pièce touchée, pièce jouée » : il appliquant à la lettre les règles les plus strictes. À une attaque par la dame, le Russe répondit par un déplacement de son cheval sans même avoir accordé un regard à l’échiquier. Margont réalisa avec fascination que cet homme avait la capacité de mémoriser le jeu au point de pouvoir disputer une partie mentalement. Delarse prit le cavalier et sourit. Pas longtemps. Le Russe avait concédé le centre de l’échiquier, mais, lorsqu’il déclencha son attaque sur le côté, ses coups rétrécirent considérablement le champ d’action de Delarse.