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— Mat dans six coups, annonça Nakaline.

Delarse était scandalisé. Il perdit au bout de quatre coups.

— Échec et mat. Il y avait une meilleure combinaison, déclara sobrement le Russe.

— Rejouons ! s’exclama Delarse qui réalignait déjà ses troupes.

— Je suis fatigué. J’ai été blessé.

— Vous concédez la revanche ?

— « Concéder », « se rendre » : ces mots-là n’ont pas d’équivalent dans la langue russe quand le pays est en guerre.

Delarse entama une nouvelle partie, mais le lieutenant ne déplaça pas la moindre pièce. Au bout de quelques minutes, Delarse se leva avec irritation.

— Très bien, vous avez remporté la bataille avec les petits soldats de bois. Mais celle dans la plaine, c’est moi qui l’ai gagnée ! Le champ de bataille est jonché de pions verts et de cavaliers rouges.

Enfin le Russe s’anima. Ses joues se colorèrent et son regard parut quelque peu habité.

— Oui, mais cette partie-là n’est pas finie...

Delarse se tourna vers l’un de ses capitaines.

— Je veux qu’il soit bien traité ! Qu’il ait une tente, des couvertures et une nourriture de qualité. Parce que quand je le battrai, je ne veux pas qu’il puisse dire qu’il était affaibli. Et qu’on lui fournisse aussi un jeu d’échecs ! Qu’il ne prétende pas qu’on l’a empêché de s’entraîner.

Le colonel marcha d’un pas rapide vers Margont.

— Alors, capitaine ! Vous êtes débraillé et mal rasé. Quelle est donc cette tenue de vaincu ?

— Mes excuses, mon colonel. Mais l’armée russe, elle, nous l’avons soigneusement rasée de frais.

— Quand on a de l’esprit, on l’emploie à meilleur escient qu’à faire le malin.

— À jouer aux échecs, par exemple ?

Delarse se retourna pour observer Nakaline que deux soldats emmenaient. Le Russe marchait les bras croisés, comme un promeneur.

— Quel étrange personnage ! J’avais encore moins l’impression de jouer avec quelqu’un que lorsque je joue tout seul.

— Effectivement. On aurait dit que tout l’intéressait plus que le jeu : le chant des oiseaux, la forme des nuages, l’air du temps...

— Il s’évadera.

— C’est pire encore, on a l’impression qu’on ne l’a même pas capturé. Mon colonel, puis-je savoir dans quelles circonstances vous l’avez rencontré ?

— C’est un joueur d’échecs très connu. Il est issu de la noblesse ukrainienne et mène une vie de dilettante. Il ne fait rien, ne s’intéresse à rien, oublie de se rendre aux repas auxquels on l’a invité... Il ne s’anime que pour les échecs. Mais alors là, quel joueur ! Il a battu le tsar Alexandre en personne, l’empereur d’Autriche, le général Bagration, le général Koutouzov... Tiens, il y a une anecdote amusante au sujet de ce dernier. Ce vieux rusé de Koutouzov était en train de se faire malmener lorsqu’il a « accidentellement » fait tomber l’échiquier par terre. Il s’est excusé en expliquant que le fait d’avoir perdu un oeil à la guerre perturbait son appréciation des distances. Mais, au grand dam de Koutouzov, Nakaline a déclaré que cela n’avait pas d’importance et il a relevé toutes les pièces, les replaçant sur leurs positions exactes. Et Koutouzov s’est fait écraser. Ah, j’aurais voulu voir sa tête ce jour-là ! Je sais tout cela, car je fais partie de plusieurs cercles d’échecs. Nakaline a acquis une telle réputation qu’il passe sa vie à être invité par différentes cours d’Europe et par des joueurs passionnés. Ses voyages lui sont offerts et il va de palais en hôtels particuliers... Une bien belle vie. Il est le seul être au monde à avoir vaincu autant de généraux que l’Empereur. Mais dans son domaine. Malheureusement, ses succès sont une malédiction pour lui, car il devient de plus en plus difficile de le tirer de cette apathie dans laquelle il s’enfonce sans se débattre. Une seule partie ne suffit plus à le stimuler, il faut qu’il affronte dix adversaires en même temps, se retrouvant littéralement encerclé d’échiquiers. Ou il joue les yeux bandés, un ami lui murmurant les mouvements adverses à l’oreille. Hormis jouer aux échecs, il ne sait rien faire. Même pas être un vrai soldat puisqu’il a gagné son entrée dans la Garde et son grade en battant le grand-duc Constantin Pavlowitch.

Le visage de Delarse se teinta de regret. Ah, s’il était parvenu à battre Nakaline ! Alors, indirectement, il aurait démontré sa supériorité sur tous les autres : le Tsar, Koutouzov, Bagration, l’empereur François Ier...

* * *

L’homme errait au milieu des cadavres dans l’air saturé d’odeurs de poudre, de brûlé et de sang. Partout, il y avait des corps étendus sur l’herbe. Pourtant, il se sentait à l’aise. C’était comme si ce charnier avait été son véritable foyer. Il se dit qu’il devenait fou, mais que cette folie était délicieuse à vivre.

Il repensa à toutes ces années qu’il lui avait fallu pour découvrir son penchant pour la mort. Une partie de lui avait dû lutter jour et nuit contre ces envies avant de finir, totalement épuisée, par céder. Ou alors, c’était à cause de la guerre. Il voyait tant de gens s’exterminer... Les différences et les limites lui semblaient de moins en moins claires. Il n’était plus que confusion.

16

Le lendemain, Margont fut convoqué une nouvelle fois par le prince Eugène. Il dut attendre un long moment que cessent les allées et venues des généraux, des aides de camp, des estafettes... On aurait dit une sorte de bal. En permanence, des cavaliers tout de bleu et d’or vêtus arrivaient en cavalcadant pour se fondre dans la cohue en ébullition qui cernait le prince. Celui-ci s’était placé dans l’ombre d’un bosquet. Encadré de son état-major, il paraissait écouter quatre conversations à la fois. Il devait tout mémoriser, tout décider et veiller à l’application fidèle de ses ordres. On commentait la disposition des troupes, les voies de retraite supposées de l’ennemi, les hypothèses tactiques, les premières estimations des pertes, les noms des officiers qui s’étaient distingués ou qui avaient déçu... L’Empereur, exaspéré de voir les Russes lui échapper une nouvelle fois, avait foudroyé tout le monde de sa colère. Et quand l’Empereur était furieux, toute l’armée vibrait de sa rage. La tension des visages contrastait intensément avec la sérénité qui régnait dans les plaines et les bois environnants.

Enfin, le prince put se dégager et fit signe à Margont de le rejoindre. Margont le salua avec déférence tout en notant qu’Eugène subissait une pression telle que des envies de meurtre semblaient régulièrement traverser son regard.

— Capitaine Margont, je suis heureux que vous ayez survécu, car votre brigade a été sérieusement malmenée.

Mais le prince avait parlé machinalement, comme s’il s’était réjoui du beau temps.

— Marchons un peu. Soyez bref et donnez-moi de bonnes nouvelles !

Margont ayant décidé de ne pas parler des quatre colonels qu’il suspectait, il fut heureux de ne pas avoir à découvrir comment Eugène aurait réagi à une aussi mauvaise nouvelle.