— Je n’ai guère progressé, Votre Al...
— Ah non ! Ah non !
Le prince n’avait pas crié, il avait hurlé. Il s’assit sur une souche et fit signe à son escorte de s’éloigner. Les grenadiers de la Garde royale italienne se déployèrent autour d’eux. Margont apprécia l’ombre rafraîchissante et la tranquillité ambiante. Maintenant que les canons s’étaient tus, les oiseaux chantaient à nouveau. Le bosquet ressemblait à un coin de paradis accidentellement tombé sur terre. Le sang afflua au visage d’Eugène.
— Le ravitaillement qui ne ravitaille personne, les désertions, les cosaques, les Russes que l’on perd sans arrêt, cette épuisante poursuite de l’ennemi qui va reprendre et maintenant vous ! Dites-moi tout.
Le « tout » en question ne dura pas une minute. Le prince croisa les bras.
— Continuez à parler. Et si vous ne savez pas quoi dire, contentez-vous de remuer les lèvres. Autrement, ceux-là vont me fondre dessus.
Margont suivit le regard d’Eugène pour apercevoir une nouvelle accumulation de messagers et d’officiers qui patientaient ou tempêtaient en compagnie du général Triaire.
— Ne vous inquiétez pas au sujet de la confidentialité de votre enquête, précisa aussitôt le prince. Votre brigade a été bousculée de façon fort humiliante par la contre-attaque russe. Tous ceux qui assistent à notre entretien croiront que vous me faites un rapport sur la conduite de vos supérieurs.
C’était au tour de Margont de s’irriter. Il risquait de passer pour un espion du prince ou un délateur. Si cette rumeur se propageait, il perdrait les trois quarts de ses amis et serait traité comme un pestiféré par son propre régiment. Malgré cela, il profita de l’occasion pour poser la question qui le tourmentait depuis le début de l’enquête.
— Eh bien, Votre Altesse, tant qu’à parler, autant dire quelque chose d’intéressant. Puis-je savoir pourquoi vous tenez tant à retrouver cet assassin ? Je connais la motivation officielle, mais je me demandais s’il n’en existait pas une autre.
Étonnamment, Eugène se calma là où on aurait pu s’attendre à une réponse vindicative.
— Capitaine Margont, ou vous êtes exaspérant, ou vous êtes très perspicace. En fait, vous êtes les deux à la fois. Quand on est perspicace, on exaspère souvent.
« C’est normal puisque nous vivons dans un monde qui fonctionne grâce au mensonge », ajouta intérieurement Margont.
Eugène était réticent. Il lança un nouveau regard aux messagers qui patientaient. D’un geste, il pouvait les faire accourir et noyer Margont dans un flot d’excités. Margont décida de pousser son avantage.
— Les raisons que vous avez avancées pour motiver mon enquête sont valables, c’est certain. Mais je me suis demandé pourquoi vous vous étiez personnellement occupé de cela. Le général Triaire aurait amplement suffi. Mais vous, et l’Empereur lui-même ! Y aurait-il une motivation plus personnelle, Votre Altesse ?
— Vous faites erreur sur l’Empereur qui prend très à coeur l’aspect politique du problème. En ce qui me concerne, la réponse est oui et non. Peut-être. En fait, probablement non... Il y a eu un autre assassinat juste avant le début de cette campagne. Cette coïncidence m’a troublé...
Margont faillit s’emporter, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Décidément, ses rencontres avec le prince ne lui réussissaient pas.
— Un autre assassinat ? Et vous ne m’en avez pas parlé ?
— Non, puisque le coupable a été arrêté.
À peine cette nouvelle piste était-elle apparue qu’elle s’effondrait déjà. Cependant, Margont nota que le prince ne paraissait pas convaincu.
— Si Votre Altesse veut bien me raconter cette histoire afin que je puisse me faire une opinion par moi-même. Et surtout, n’hésitez pas à détailler les événements. Paradoxalement, plus il y aura de détails et plus j’y verrai clair.
— Soit. Cette affaire a eu lieu environ une semaine avant le meurtre de la Polonaise. Notre corps était encore en Pologne et on achevait les derniers préparatifs. L’Empereur voulait être tenu au courant de tout. Chaque sujet retenait son attention : la quantité et la qualité des troupes, la valeur des officiers, l’approvisionnement, les réserves de munitions, l’artillerie, l’habillement, le respect des privilèges accordés à ma Garde royale, la solde, le maintien de la discipline, les relations avec la population polonaise... Et Sa Majesté ne supportait ni les délais, ni les approximations, ni les réponses décevantes ! Bref, mon état-major et moi-même, nous étions sans cesse sollicités. Je veillais donc à faire organiser régulièrement des distractions. Un esprit qui s’amuse de temps en temps travaille mieux que celui qui est constamment soumis à la pression.
Le prince adressa un nouveau regard contrarié en direction du pauvre Triaire qui tentait de réguler le flot des missives.
— Un soir, une grande réception fut donnée par la comtesse Nergiss, une sympathisante polonaise. Il faut que je vous précise que je n’étais pas à l’origine de cette soirée. Celle-ci fut entièrement décidée et organisée par la comtesse. Il y avait quatre cents invités au bas mot. Vous y étiez, peut-être ?
— Hélas non. Je n’étais pas assez gradé pour y être convié.
— Mettez la main sur notre assassin et vous ne connaîtrez plus ce genre de déceptions.
— J’ai eu des échos de cette fête, mais je n’ai pas entendu parler d’un crime...
— Laissez-moi poursuivre. La comtesse Nergiss est riche comme Crésus et elle ambitionne une promotion extravagante pour son général de mari. Elle espère que, si le général prince Poniatowski vient à être blessé ou tué, son époux le remplacera à la tête du 5e corps, le corps polonais. Rien que ça ! Elle préparait donc sa réception depuis des semaines, avant même l’arrivée de la Grande Armée en Pologne. À son grand dam, l’Empereur lui fit savoir au dernier moment qu’il ne pourrait venir. Il se trouvait en effet avec le gros de l’armée, bien trop au nord du château. Seul le 4e corps campait à proximité. La comtesse reporta donc ses calculs sur moi, en espérant que je servirais sa cause auprès de Sa Majesté. Pour rendre son jeu moins voyant, elle avait décidé de m’éblouir. J’avoue qu’elle y réussit fort bien. Quel faste !
Le prince avait pourtant l’habitude de ce genre de soirées. Margont se dit que la comtesse avait dû battre des records d’extravagance.
— Elle avait invité la totalité – la totalité ! – de mes officiers supérieurs.
Margont s’efforça de dissimuler son trouble. Ses suspects avaient donc tous été conviés à cette réception.
— Chaque invité pouvait se faire accompagner d’une à trois personnes. Lorsque je suis arrivé – en retard, car on m’informait d’un problème de dernière minute pratiquement chaque minute –, ce fut pour découvrir une foule d’officiers, de nobles polonais, de notables, d’épouses, d’enfants, de soldats en faction... Le tout choyé par une armada de domestiques. Essayez de vous figurer un immense château. Comme la nuit était dégagée, la comtesse avait fait installer à l’extérieur d’interminables buffets polonais, français, italien, danois, indien, créole... Des valets assuraient l’éclairage en se tenant immobiles, une lanterne à la main. N’importe quelle personne sensée aurait planté des piquets pour y accrocher les lanternes, mais non ! Pourquoi faire des économies quand on peut gaiement jeter l’argent par les fenêtres ? Des orchestres, éparpillés dans le parc, donnaient des concerts tandis que des feux d’artifice crépitaient dans le ciel. Pour saluer mon arrivée, les artificiers déclenchèrent une brève illumination des alentours grâce à des cascades d’étincelles et à des milliers de feux et de lumières. On se serait cru à l’époque des fêtes du Roi-Soleil. C’était même mieux qu’en ce temps-là, car, cette fois, le Roi-Soleil, c’était moi.