Margont cligna des yeux. Comment pouvait-on être aussi riche ? Et comment pouvait-on gaspiller ainsi des fortunes ?
— Ce n’était même plus luxueux, c’était grotesque, conclut Eugène. Mais parfait pour vous changer les idées. À tel point que j’ai murmuré à Triaire qu’encore une ou deux soirées comme celle-ci et j’ignorais si le comte obtiendrait le commandement du 5e corps, mais moi, je lui offrirais avec plaisir celui du 4e. La comtesse m’apparut plutôt sympathique en ce sens qu’elle savait s’arrêter juste avant de dépasser les bornes. C’est une qualité si rare chez les courtisans... Elle me vanta donc son mari – qui sert dans le corps polonais –, mais s’interrompit avant que mon agacement ne devienne visible. Elle avait une curieuse manie : elle s’absentait toutes les heures pour revenir exhiber une nouvelle robe et d’autres bijoux et ce, selon un crescendo dans l’exorbitant. C’est exactement ça ! Avec son collier de saphirs roses, son diamant Champagne...
Le prince avait haussé la voix. Il exprimait une tension triste. Il semblait pris dans l’une de ces révoltes impossibles durant lesquelles on souhaite changer le passé.
— Si la comtesse Nergiss n’avait pas été aussi obsédée par le luxe, tout se serait déroulé différemment et une demoiselle que j’estimais serait toujours en vie. Bref, la soirée se poursuivait agréablement, ponctuée par les folies dispendieuses de notre hôtesse : verres en cristal ciselé qu’elle invitait joyeusement à jeter en l’air dès qu’on les avait vidés, partie de chasse...
— Mais il faisait nuit...
— Croyez-vous que ce fût un problème pour la comtesse ? Elle avait criblé l’un de ses bois de lanternes, le fit encercler par des rabatteurs et des gardes-chasses lâchèrent des daims. Je reconnais que l’on tua beaucoup plus de lanternes que de daims. Quand le bois commença à prendre feu à cause de l’huile des lampes touchées par les balles, la comtesse déclara que cela n’avait pas d’importance. Ce jeu stupide cessa tout de même et le début d’incendie fut maîtrisé. La comtesse Nergiss fit ensuite défiler les cent vingt chevaux de son haras avant de m’offrir l’un de ses plus beaux étalons. Cette soirée était une folie, vous dis-je ! Sur le coup de onze heures, le maître de cérémonie – un homme toujours raide et maniéré – vint nous annoncer qu’une pièce de théâtre allait être donnée. Aussitôt, des ribambelles de domestiques s’activèrent pour disposer une scène en plein air et aligner des centaines de fauteuils. Lorsque les acteurs firent leur apparition, je fus stupéfait. Parce que je les connaissais.
La voix du prince avait changé, devenant moins froide, plus humaine. Son récit s’éloignait du « rapport circonstancié » pour devenir plus personnel. Eugène parut même sur le point de pleurer. Mais l’exercice du pouvoir lui avait appris à tenir ses émotions comme on dresse son chien. Aucune larme ne coula.
— Oui, je les connaissais. C’était une troupe parisienne que j’avais souvent vue jouer. Oh, ils ne sont pas très connus, mais... Vous devez savoir... Puisque tout Paris est au courant, je suppose que vous l’êtes aussi.
Margont nota que le prince assimilait Paris à la France entière, soit cent trente départements, Amsterdam, Bruxelles et Rome inclus.
— Je sais que Votre Altesse a une liaison avec une actrice.
Eugène sembla sur le point de bondir.
— Pas une actrice, une danseuse d’opéra ! Et une liaison, une liaison ! On ne dit pas à un prince qu’il a une liaison ou une maîtresse, on dit qu’il apprécie beaucoup telle jeune femme. Donc, comme vous le savez, j’apprécie grandement une danseuse d’opéra. La fréquenter m’a amené à rencontrer d’autres gens du spectacle. Or cette amie était très proche d’un véritable prodige, Élisa Lasquenet. Ce fut cette demoiselle qui joua pour nous ce soir-là avant d’être assassinée. On ne pouvait que la trouver tout à fait charmante. Elle n’avait que dix-neuf ans et pourtant, elle jouait déjà divinement bien. Je ne me lassais pas d’aller l’acclamer lors de ses trop rares exhibitions. Ah, si elle avait vécu, je vous jure qu’elle aurait rapidement mis Paris à genoux.
Margont se dit qu’outre sa danseuse d’opéra, le prince avait également dû « beaucoup apprécier » cette Élisa Lasquenet.
— Cette femme avait un talent admirable, capitaine, admirable. Quel gâchis. Et tout ça parce que la comtesse Nergiss voulait me faire plaisir ! Apprenant longtemps à l’avance – certainement par son mari – que le 4e corps transiterait non loin de son château, elle s’était renseignée sur mes goûts. Elle avait alors fait un pont d’or à cette troupe pour qu’elle vienne jusqu’en Pologne. Cela dans l’idée que je serais plus facile à manipuler que l’Empereur. Comme au billard, elle voulait atteindre Sa Majesté indirectement et moi, j’étais la bande. Quels calculs, quelle détermination. Fasse le ciel que je n’aie jamais une telle femme pour ennemie !
Le prince marqua une pause. Lorsqu’il reprit, il parlait plus vite.
— La représentation dura une bonne heure et demie puis les acteurs se mêlèrent aux invités. Élisa fut poignardée un moment plus tard, dans l’une des chambres du château qui lui servait de loge. Elle s’était absentée pour ôter son costume de scène.
Le récit s’était nettement accéléré. Raconter la fête, oui ; raconter le meurtre, une autre fois.
— La comtesse nota que la jeune actrice qu’elle s’était si coûteusement procurée tardait à reparaître.
Elle envoya sa gouvernante « s’assurer que mademoiselle Lasquenet ne manquait de rien ». La domestique revint l’informer que personne ne répondait à ses appels. Elle n’avait pas osé ouvrir la porte. La comtesse se rendit elle-même dans la chambre et découvrit le corps. Quelle maîtrise ! Elle ne cria pas, ordonna à son maître de cérémonie de garder l’entrée de la pièce et vint m’informer du drame. Tout juste était-elle pâle. Elle me supplia de ne pas ébruiter cette affaire afin de préserver sa réputation. J’acceptai avec soulagement, car j’avais déjà bien assez de problèmes avec la campagne sans que, par-dessus le marché, mes officiers se suspectent les uns les autres. La comtesse continua à orchestrer la soirée dont elle précipita cependant la fin. À ceux qui lui réclamaient mademoiselle Lasquenet, elle déclarait que la jeune interprète était souffrante et se reposait. Aucun invité ne se rendit compte de quoi que ce soit !
« Plutôt que son mari, c’est elle qui mériterait de remplacer éventuellement le général Poniatowski à la tête du 5e corps », songea Margont.
— Elle avait payé les acteurs pour qu’ils déclament, elle les paya le double pour leur imposer le silence. De mon côté, j’informai les autorités polonaises en leur réclamant la plus grande discrétion. Le coupable fut heureusement arrêté le lendemain.
— Vraiment ? s’étonna Margont.
— Il a avoué le crime ! C’est un Polonais désoeuvré et instable. Un aliéné qui a déjà été enfermé plusieurs fois. Il s’est fait passer pour un domestique et s’est fondu dans la foule des serviteurs, ce qui lui a permis d’arriver jusqu’à mademoiselle Lasquenet.
« Voilà pourquoi il a si longuement insisté sur les domestiques : il ne voulait pas seulement me convaincre, il voulait nous convaincre tous les deux », pensa Margont.
— Pourquoi a-t-il assassiné cette actrice, Votre Altesse ?
Le prince Eugène était étonné.
— Pourquoi ? Allez savoir ce qui se passe dans la tête d’un fou !
Évidemment. C’était si simple. Cet esprit troublé pouvait bien être le coupable. Tout comme il pouvait être le bouc émissaire idéal d’enquêteurs désireux de satisfaire le prince.
— J’écoute Votre Altesse.
— Mais mon récit est terminé. Votre mission et ce crime n’ont probablement rien à voir.