Eugène se leva. Cette façon de voir les choses lui convenait mieux. Margont intervint à nouveau.
— Je souhaite vivement poser quelques questions à Votre...
— Vous avez dit quelque chose, soldat ? le coupa le prince.
Effectivement, Margont était un soldat. Cependant, la phrase pouvait également signifier qu’en insistant, Margont risquait de perdre ses épaulettes et de voir sa solde divisée par vingt. Celui-ci sentit qu’il arrivait à un moment clé. Il lui était impossible de mener efficacement ses investigations dans de telles conditions. Soit il faisait plaisir au prince et sabordait ses recherches, soit il faisait face. Eugène se comportait de manière complètement contradictoire. D’un côté, il désirait que les meurtres de cette comédienne, de Maria et de la sentinelle soient élucidés. De l’autre, il redoutait d’envisager l’hypothèse que l’un de ses officiers soit un criminel. Saber parlait toujours de plans, de tactiques... Margont pensa que son ami aurait été fier de lui en cet instant : il venait d’établir une stratégie pour faire parler le prince.
— Comment un intrus aurait-il pu s’introduire dans le château alors qu’il y avait tant de gens présents ?
Le prince fronça les sourcils.
— M’écoutez-vous quand je parle ? Je vous ai dit et répété qu’il y avait une multitude de domestiques. Il s’est fait passer pour un valet.
— Votre Altesse, les domestiques portent des habits de domestiques. Voilà qu’un homme arrive vêtu comme un mendiant – car vous m’avez dit qu’il était désoeuvré, donc je l’imagine...
— Vous imaginez beaucoup trop. Il aurait volé la tenue d’un domestique. Les autorités polonaises ont enquêté, figurez-vous.
— Elles ont enquêté moins de vingt-quatre heures puisque...
— Ce n’est pas parce qu’une affaire est résolue en douze heures qu’elle aboutit automatiquement à une erreur judiciaire.
— Des gens ont-ils aperçu cet aliéné durant la soirée ?
— On a posé la question à quelques domestiques de confiance – et seulement à eux afin d’éviter les rumeurs – et, certes, la réponse est non. Mais la comtesse avait recruté beaucoup de personnel uniquement pour la durée de sa soirée. Aucun de ses valets habituels n’avait donc de raison de remarquer un nouveau visage parmi les employés puisqu’il n’y avait que cela.
Le prince s’énervait. Il allait rompre l’entretien. Margont acquiesça.
— Parfait, Votre Altesse. Je veux bien croire à l’efficacité des enquêteurs polonais. Je vous demande juste de consentir à m’expliquer comment cet homme a procédé.
— La veille de la réception, il a pénétré dans la maison de l’un des serviteurs de la comtesse pour lui voler sa tenue. Ce dernier a cru à un vol ordinaire. Ce vol a été confirmé par le domestique en question qui a pu être retrouvé.
Cette histoire était tellement bourrée d’invraisemblances et de coups de chance extraordinaires que Margont ne prit même pas la peine d’en dresser la liste. En revanche, sa stratégie fonctionnait. Eugène n’était pas totalement convaincu de la culpabilité de cet aliéné, mais voulait y croire. Alors Margont jouait avec ce doute comme on tire le fil qui dépasse d’un habit et, peu à peu, la confiance d’Eugène s’effilochait. Du coup, il avait inversé les rôles de prince et de capitaine. C’était exactement ainsi qu’il entendait mener cet entretien.
— Il y a une chose que je ne comprends pas, Votre Altesse. Cet homme a tué sans mobile...
— Pas sans mobile : parce qu’il est perturbé.
— Mais comment peut-il être perturbé quand il tue alors qu’il était sain d’esprit quand il planifiait son crime ? Car il se renseigne, dresse un plan, vole une tenue de domestique...
— Qu’en sais-je ? Je ne suis pas un spécialiste de ces maladies.
— Si je puis me permettre, les enquêteurs polonais non plus. Je suppose qu’on en a interrogé un.
— Bien sûr que non puisque le coupable a avoué.
— Comment est-on remonté jusqu’à cet homme ?
— Il avait déjà troublé l’ordre public par le passé. Les enquêteurs l’ont donc interrogé, comme on le fait pour tous les suspects habituels.
Margont était furieux. Et les idéaux de la Révolution ? Et les droits de l’homme ? Les hommes étaient-ils donc tous égaux excepté les aliénés ?
— Je vois. « Aliéné donc suspect. » Et même mieux : « Aliéné donc coupable. »
— Il a avoué ! Et on n’a employé aucune violence pour le pousser aux aveux : j’avais envoyé l’un de mes aides de camp pour m’en assurer.
— Puis-je m’entretenir avec cet aide de camp ?
— Oui. Mais après la campagne, car il est resté en Pologne pour suivre le procès.
On tournait en rond, mais Margont ne se laissait pas démonter.
— Comment le suspect a-t-il avoué, Votre Altesse ? A-t-il lui-même raconté les faits ou a-t-il reconnu ceux qu’on lui avait racontés ?
Le prince se montrait excédé par cet entretien, mais ne parvenait pas à y mettre fin.
— Eh bien... On les lui a exposés et il les a reconnus. C’était plus rapide ainsi, car son discours paraissait très confus. D’après le rapport qu’on m’a fait de son interrogatoire, ses explications étaient affreusement embrouillées. Par exemple, il s’interrompait au beau milieu d’une phrase et demeurait silencieux pendant plusieurs minutes, sans raison apparente, avant de reprendre sur un autre sujet tout aussi décousu. Et il ne semblait même pas se rendre compte de ses incohérences.
— Que penser d’un cerveau confus qui exécute de main de maître un plan cohérent ? A-t-il seulement compris ce qu’on lui avait fait avouer ? Oh, je suis persuadé qu’il a reconnu les faits. Ce qui est surprenant, c’est qu’il n’ait pas également avoué être l’instigateur du double meurtre du courrier de Lyon, l’assassin du député Marat, le fabricant de la machine infernale qui faillit pulvériser l’Empereur rue Saint-Nicaise, l’homme au masque de fer...
— N’en rajoutez pas, je n’ai pas besoin de vous pour cela. Au moins ai-je demandé qu’étant donné ses troubles, il ne soit pas condamné à mort. C’est déjà ça.
Parce qu’en plus, on voulait l’exécuter ? Margont se sentit écoeuré.
— Je vais réclamer une nouvelle enquête, reprit le prince. Je concède que votre raisonnement me dérange. Pourtant, j’ai souvent eu des échos très positifs quant au sérieux des autorités polonaises.
Margont n’en doutait pas. Il devinait une présence derrière ceux qui avaient mené cette supercherie d’enquête. La comtesse Nergiss. Le prince voulait tellement que cette affaire soit résolue... Corrompre l’un de ses domestiques et un ou deux notables polonais : elle n’était plus à une dépense près. Margont se trouvait partagé au sujet de cette femme. Ou elle avait été appâtée par le pouvoir. Ou elle avait agi par amour, pour réaliser le rêve de son époux. Si tel était le cas, son arrivisme avait quelque chose d’émouvant et Margont ne pavenait plus à la haïr.
— Mais tout de même, c’est forcément lui, murmura Eugène.
— Comment les événements se sont-ils enchaînés ce soir-là ?
— L’assassin s’est mêlé aux invités. C’est obligatoire, car il y avait des sentinelles tout autour du château et un tel nombre de personnes présentes...
« Bien sûr qu’il s’est mêlé aux invités puisque c’était l’un des invités ! » s’exclama intérieurement Margont. Enfin, au moins le prince coopérait-il maintenant.
— Il est entré dans la loge...
— Comment l’a-t-il trouvée ?
— Juste après la représentation, une foule de spectateurs s’est pressée dans les loges pour féliciter les acteurs tandis qu’ils se démaquillaient. Moi-même, je m’y suis rendu. Il était donc facile de repérer les lieux.
Ensuite, les comédiens ont regagné le parc. Ce n’est que plus tard que mademoiselle Lasquenet est retournée dans sa loge. Son meurtrier a alors pris d’énormes risques en l’y rejoignant. Un admirateur aurait pu venir « tenter sa chance » ou un domestique aurait pu le croiser ou l’entendre. Il a agi très rapidement, autrement il aurait forcément fini par être pris sur le fait. Il est entré dans la chambre. Mademoiselle Lasquenet ne s’est pas inquiétée. Il lui suffisait de crier pour être entendue par un serviteur. Par ailleurs, ou l’assassin s’était déguisé en valet et elle a cru qu’il venait de la part de la comtesse, ou il s’est présenté comme l’un des invités. Auquel cas les comédiennes ont l’habitude de ce genre de situations et savent les gérer avec tact. L’homme l’a poignardée par surprise, deux fois. Elle est morte avant d’avoir eu le temps de pousser un cri. Vous voyez bien que ce crime est différent de celui de la Polonaise.