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Bagration était ulcéré. Les deux généraux se révélaient en tout point opposés. Barclay de Tolly était d’un tempérament froid. Doté d’un calme à toute épreuve, il se montrait poli, patient et méthodique. Infatigable, il lui arrivait fréquemment de sauter un repas. Général très capable, il persistait à appliquer la tactique de la terre brûlée alors que son état-major, ses soldats et le peuple russe étaient unanimement contre. Son impopularité croissait avec la progression de l’armée française. Bagration, lui, apparaissait nimbé d’une aura d’héroïsme et on le louait de Saint-Pétersbourg jusqu’en Sibérie. Il était combatif, courageux jusqu’à l’intrépidité et chaque pas en arrière de l’armée russe le mortifiait. Mais l’objectif primordial de Barclay de Tolly restait de conserver ses troupes. Or poursuivre le combat à Smolensk aurait rendu hypothétique toute manoeuvre de retraite. Les Russes auraient été gênés par les rues encombrées et auraient probablement terminé leur mouvement rétrograde au fin fond du Dniepr, le fleuve qui traversait la ville. L’armée russe quitta donc ses positions durant le répit de la nuit, emportant l’icône de Notre-Dame de Smolensk et incendiant la ville.

Le 4e corps n’atteignit Smolensk que le 19, trop tard pour participer à l’affrontement, mais bien assez tôt pour en constater les conséquences.

* * *

Chacun de leur côté, Lefine et Margont avaient récolté des renseignements sur leurs suspects. Trois jours plus tôt, ils avaient décidé de dresser ensemble le récapitulatif de ces investigations en arrivant à Smolensk. Depuis lors, Lefine avait disparu. Margont l’avait fait rechercher en vain et s’inquiétait de plus en plus.

Smolensk avait brûlé aux trois quarts, mais elle demeurait malgré tout une ville superbe et fascinante. Elle s’étendait sur les flancs d’une vallée au fond de laquelle coulait une rivière, la Borysthène. Sur la rive gauche était édifiée la vieille ville, ceinturée par une muraille de briques rouges aux créneaux blanchis à la chaux. Cette enceinte mesurait huit mètres de haut sur six de large et possédait vingt-neuf tours. Sur l’autre rive, les habitations étaient plus récentes et non fortifiées. Lorsque le 84e pénétra dans la cité, ce fut dans un silence de mort. Des quartiers entiers avaient été réduits en cendres. La colonne progressait au milieu de décombres fumants parmi lesquels gisaient des corps calcinés, rétrécis et tordus comme des pieds de vigne. Dans les rues jonchées de débris et de cadavres, le sang s’était mêlé à la boue. Ici, un obus avait transformé en charpie une douzaine de grenadiers russes. La mort avait frappé par surprise : ils portaient encore le fusil en bandoulière. Là, on s’était battu dans une grande bâtisse avant que celle-ci ne s’effondre en flammes, tuant équitablement les combattants des deux bords. À peine le foyer éteint, on s’était à nouveau affronté sur les gravats. L’incendie avait connu une telle ampleur qu’il avait tout recouvert d’une fine pellicule de cendres, sorte de suaire gris et tiède qui se désintégrait sous les doigts. La plupart des habitants avaient fui avec les troupes russes, mais certains étaient restés ou revenaient sur leurs pas. Ils cherchaient des parents, suppliaient pour qu’on les aide à déplacer des monceaux de débris, récupéraient ce qui avait échappé à la destruction... Malgré les charrettes dans lesquelles on jetait les cadavres à tour de bras et malgré les fosses communes creusées de tous les côtés, des corps avaient commencé à pourrir et l’air était vicié par cette odeur poisseuse et odieuse. Il fallait appliquer sa manche contre ses narines pour ne pas sentir la mort. La faim et le désarroi avaient déstabilisé la plupart des soldats qui se livraient à un pillage effréné. Les épiceries et les boucheries – enfin, ce qu’il en subsistait – étaient prises d’assaut et les portes des maisons épargnées étaient enfoncées à coups de poutres calcinées. Le 84e gagna le quartier qui lui avait été attribué et reçut l’autorisation de se pourvoir en vivres. Le colonel Pégot rappela à tous que maltraiter les civils ou les prisonniers, voler, violer ou résister aux gendarmes entraînait les plus lourdes sanctions, ce qui signifiait souvent la mort. À peine sa phrase achevée, Pégot vit son régiment se volatiliser en un instant.

Margont marchait en compagnie de Saber et de Piquebois.

— Pourquoi notre corps arrive-t-il après la bataille ? interrogea Saber d’un ton scandalisé. Nous sommes extraordinairement mal commandés ! A quoi pense donc le prince Eugène ? Ah ! celui-là, il est bien plus « Eugène » que « prince » !

Ni Margont ni Piquebois ne répliquèrent. Il était tout simplement impossible de discuter de ce sujet-là avec Saber. En effet, Saber haïssait le prince Eugène qui, selon lui, était le vice-roi non pas d’Italie, mais des parvenus. Fils d’Alexandre et de Joséphine de Beauharnais, Eugène de Beauharnais avait vu son destin s’envoler lorsque sa mère avait épousé en secondes noces un Bonaparte prometteur qui s’était empressé de devenir Napoléon. Ainsi, en 1805, alors âgé de vingt-quatre ans, il avait été promu vice-roi d’Italie par son beau-père. Saber s’était déjà maintes fois vengé en pensée de ce qu’il considérait comme la félonie des félonies. Il s’imaginait régulièrement recevant – dans quelques années, tout de même – son bâton de maréchal de France des mains de l’Empereur et déclarant à haute voix pour être entendu du prince Eugène : « Je remercie Votre Majesté de tout coeur. Ma mère se réjouira d’apprendre cette nomination pour laquelle elle a si activement payé de sa personne... en m’éduquant et en m’aidant à construire l’homme que je suis devenu. » Les qualités du prince en tant que chef militaire n’étaient pas inexistantes. Au moins son courage était-il connu de tous. Ou plutôt de presque tous, car on ne pouvait pas faire admettre à Saber ce fait indiscutable. « Bien sûr qu’il est discutable, puisque je le discute, moi ! Il n’est que le « beau-fils » de la « bonne personne » ! » s’emportait-il. Et il établissait un méchant parallèle avec la danseuse d’opéra du prince, décrétant qu’il était normal que quelqu’un qui mimait si bien un vrai général se soit épris d’une « Cléopâtre d’opérette ».

Deux chiens jaillirent d’une ruelle et aboyèrent après les trois officiers.

— Voilà que même les cabots nous détestent maintenant ! pesta Piquebois.

Saber porta la main à son sabre.

— Ils sont aussi affamés que nous. Il ne doit pas faire bon être grièvement blessé et voir accourir ces deux-là.

Il ramassa un peu plus loin un shako russe décoré d’une grenade en cuivre d’où partaient trois flammes symbolisant son explosion. Il dessertit cette plaque avec la pointe de son couteau et la fourra dans sa poche.

— Voilà un souvenir. J’ai la grenade à une flamme des fantassins, celle à trois flammes des grenadiers et l’aigle bicéphale des soldats de la Garde. Le compte est bon.

Piquebois secoua la tête alors que, quelques années auparavant, il aurait retroussé ses manches pour disputer avec ses poings ce trophée.