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— Il te manque la croix des gardes nationaux sur laquelle est gravée la devise : « Pour la Foi et le Tsar ».

— Je ne prends pas en compte les miliciens, rétorqua Saber avec mépris.

— Eh bien, tu verras quand tu croiseras leur route s’ils ne te prennent pas en compte, eux.

Le cheval de Margont hennissait régulièrement. Des nuées d’insectes tourbillonnaient dans cette ville-charogne et des grappes de mouches s’agglutinaient sur les yeux de l’animal comme s’il s’était agi de caviar. Les trois Français passèrent devant une église orthodoxe. Les murs avaient été noircis par la fumée, mais les coupoles dorées des clochers étincelaient au soleil. On aurait cru un palais des mille et une nuits. Des familles en pleurs se pressaient autour des autels. Quelques décombres plus loin, ils se joignirent à une poignée d’habitants pour déblayer des gravats, car on leur avait dit qu’il s’agissait d’une auberge au garde-manger réputé. Lorsqu’ils dégagèrent enfin la trappe de la cave, celle-ci libéra non pas des jambons fumés, mais une petite fille aux yeux pâles terrorisés et sa mère. Cette dernière la serrait dans ses bras et ne parvenait pas à se résoudre à la lâcher. L’homme qui avait parlé de garde-manger expliqua dans un français maladroit qu’il avait « un peu menti » pour sauver son épouse et sa fille.

— Mais pourquoi pareil mensonge ! explosa Saber. Nous sommes des officiers français, nous eussiez-vous révélé la vérité, nous nous fûmes hâtés deux fois.

Le Russe ne comprit bien entendu que le mot « mensonge » et s’empressa de tendre une sacoche à Saber. Elle contenait des tranches de viande. Les Français hésitaient à dépouiller cette famille, mais l’homme se tapota l’estomac en souriant. Piquebois, livide, examinait cette nourriture.

— Ce n’est pas du boeuf.

— Ils ne nous empoisonneraient quand même pas..., s’inquiéta Margont.

— Ce n’est pas du cheval ? Vous n’auriez pas osé..., demanda Piquebois.

Le Russe hocha la tête plusieurs fois.

— Bon cheval, oui. Tué hier.

Piquebois faisait peine à voir. Sa bouche elle-même le trahissait en s’emplissant de salive, mais il décréta :

— Pas pour moi.

— Tu ne tiendras pas longtemps si tu ne manges pas à ta faim quand tu en as l’occasion, lui fit remarquer Margont.

— En mâchant du cheval, j’aurais l’impression de dévorer l’un de vous deux puisque les chevaux et vous, vous êtes mes meilleurs amis.

Il s’éloigna, piteux, tandis que Saber embrochait déjà les tranches sur la baïonnette d’un fusil ramassé par terre et les brandissait au-dessus d’une poutre dont les braises rougeoyaient encore. À peine rassasié, Margont abandonna Saber pour se lancer à la recherche de Lefine. Il décida de faire la tournée des hôpitaux. Il arriva sur une place qui avait été superbe. Des hommes du génie abattaient à la hache des arbres noircis afin d’éviter qu’ils ne s’écroulent sur les bâtiments. Le parc se changeait en désert. Quatre blocs de maisons conféraient une élégante symétrie à ce rectangle. Mais leurs façades étaient criblées d’impacts et l’un d’eux avait perdu sa toiture. Il y avait une quantité phénoménale de boulets éparpillés sur le sol. Des artilleurs wurtembergeois, aisément reconnaissables à leurs casques surmontés d’une chenille noire, déposaient dans un chariot ceux qui pouvaient encore servir. Ils éclataient de rire quand l’un d’eux exhibait un boulet aplati comme une crêpe ou bizarrement déformé. Ce devait être de l’humour d’artilleur wurtembergeois. Des carrioles s’entassaient au pied des trois bâtiments intacts et d’autres venaient continuellement s’y accumuler. Elles portaient toute la misère du monde : les blessés. Les forêts de bras qui se dressaient pour réclamer de l’aide, le concert des gémissements, les traînées de sang, les corps mutilés... Margont avait la plus grande admiration pour ceux qui aidaient ces hommes : infirmiers, aides, chirurgiens, médecins, pharmaciens... Il se demanda si Lefine ne se trouvait pas quelque part au milieu de ces malheureux. L’un d’eux s’enfuit en sautillant d’un fourgon comme si quitter ce lieu le ferait échapper à la mort. Deux soldats tentèrent de le raisonner, mais il hurlait : « Ils vont me couper la jambe ! Sans ma jambe, qui c’est qui s’occupera de ma ferme ? » Comme elles étaient loin, les belles idées sur l’humanisme, la liberté...

Margont aperçut Jean-Quenin Brémond. Celui-ci allait, hagard, d’un chariot à l’autre. Son uniforme bleu foncé était constellé de taches de sang. Brémond désignait du doigt ceux qu’il allait soigner dans l’heure à venir en précisant l’ordre. Les blessés le suppliaient, le menaçaient, l’insultaient, lui promettaient des fortunes... On voulait échanger une opération contre un cheval, une maison, la main de sa fille, l’honneur de son épouse... Qui aurait pu les blâmer ? Quand le regard de Brémond se posait sur une carriole, les mourants tentaient de sourire et plaisantaient pour paraître moins mourants alors que les blessés plus légers essayaient d’aggraver leur cas en jurant saigner depuis des heures. Insupportable, c’était insupportable. Des aides prirent en charge les élus sous les insultes, les crachats et les pleurs. « Y a de la place pour tous, on va tous vous installer, faut juste le temps » était leur éternelle réponse. Margont apostropha Brémond, mais ce dernier mit un instant à le reconnaître. En enfer, il faut toujours un peu de temps pour réaliser qu’il existe encore des bonnes nouvelles.

— Tu n’es pas blessé, Quentin ?

— Non. As-tu vu Fernand ? Il a disparu.

— Oui, il a été blessé le 17, lors de l’assaut de Smolensk. Qu’est-ce qu’il faisait là, si loin du 4e corps ?

— C’est ma faute. Il me seconde dans mon enquête. Bon sang, je ne me le pardonnerai jamais !

Brémond était épuisé. Son intonation, morne, plate, ne cadrait pas avec ses propos.

— C’est juste un syndrome du vent du boulet. Depuis ce matin, il est guéri et il aide à installer les blessés.

Ces paroles ne rassuraient pas Margont.

— Mais c’est quoi, ce syndrome du vent du boulet ?

— Lorsqu’un boulet passe près, vraiment très près d’un soldat, il arrive que le souffle de ce projectile le renverse. Ce n’est rien de grave sur le plan corporel, mais l’esprit est souvent troublé d’avoir senti passer aussi près le souffle de la mort. Fernand ne pouvait plus prononcer un mot. Ou il hurlait, ou il restait muet. Comme il était inondé du sang de celui qui avait été fauché par le boulet, il s’est retrouvé ici.

— Il aura des séquelles ?

— Possible. Mais il est d’un naturel gai et confiant, on peut espérer que non. Sinon, il risque à l’avenir de perdre sa joie de vivre et de ressasser éternellement les misères qu’il a connues en s’estimant lésé par la vie, l’armée...

— Je vais te laisser travailler.

Brémond était si éreinté qu’il devait lutter contre la chute de ses paupières.

— Il y a tellement de blessés qu’on manque de tout. On remplace la charpie par de l’étoupe, le linge par le papier, même les infirmiers opèrent... Et on m’amène des soldats qui n’ont pas été blessés, mais qui souffrent de morosité. Ils n’ont plus d’appétit, ne dorment plus, ne parlent plus, pleurent et se laissent mourir. Ils se laissent mourir ! Et moi ? Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour eux ? Les blessures de l’esprit, ça ne s’opère pas, forcément...

* * *

Margont aperçut enfin Lefine. Celui-ci allait et venait d’un chariot à l’autre, mais son agitation était stérile. Il parlait en gesticulant avant de s’en aller au beau milieu d’une phrase, il ramassait un shako et le tendait à son propriétaire qui s’en moquait éperdument... Lorsqu’il aperçut Margont, il se précipita vers lui, joyeux comme pas deux.

— Mon capitaine préféré ! Venez, j’ai du nouveau !