— Tu es sûr que tu vas...
— J’ai pu discuter avec des amis du colonel Pirgnon et de notre colonel italien. J’étais en train de parler avec l’un d’eux lorsqu’il a...
Lefïne s’arrêta net. Son euphorie venait de disparaître.
— Je ne savais pas qu’on était exposés... Les boulets russes se sont mis à pleuvoir tout d’un coup. Il me parlait...
Margont lui posa la main sur l’épaule.
— Fernand, tu devrais te reposer. Nous parlerons demain ou un autre jour.
Son ami était perplexe.
— Non. Il vaut mieux faire quelque chose plutôt que de rester tout seul dans son coin à penser. Sinon, je me retrouve toujours là-bas, à discuter avec ce lieutenant des cuirassiers...
— Alors allons-y ! s’exclama Margont en entraînant son ami loin de ce lieu qui exerçait une influence néfaste sur lui.
— On est encore loin de Moscou, mon capitaine ?
— Un peu plus de quatre cents kilomètres.
— Quatre cents ? Cochon de pays ! Et si on rentrait se baigner dans le Gardon ?
Margont prit un ton de conspirateur en jetant des coups d’oeil autour de lui.
— Parle moins fort, certains officiers font fusiller les déserteurs par dizaines.
— Si Jean-Quenin ramenait quelques crânes tout abîmés, le front fendu par un coup de sabre, troué par un boulet ou tous les os cassés par la mitraille, et s’il les exposait au musée d’anatomie de l’école de médecine de Montpellier, peut-être qu’on y réfléchirait à deux fois avant d’aller tous se titiller les baïonnettes...
— Penses-tu. Le monde s’empresserait de continuer à augmenter la collection.
Margont cherchait comment changer les idées de son ami que le choc émotionnel semblait avoir transformé. C’était comme si ce vent du boulet l’avait fait retomber en enfance. En effet, Lefine s’amusait d’un rien, faillit se faire mordre en voulant caresser un chien errant et ses propos naïfs contrastaient avec son habituel pragmatisme de vieux singe débrouillard. Ils s’installèrent dans une maison qui avait eu la chance d’échapper à l’incendie. Sa bonne fortune n’était cependant pas allée jusqu’à la protéger du pillage. Ils relevèrent des chaises et s’assirent au milieu d’un capharnaüm de vêtements et de vaisselle brisée. Un sac de farine avait été découvert. Une dispute s’en était suivie et le sac avait été déchiré. La farine éparpillée sur le sol témoignait de la stupidité humaine. On s’était battu et des gouttes de sang maculaient l’enchevêtrement de traces de pas. Les vainqueurs avaient ensuite tenté de ramasser cette poudre précieuse. Au vu de tout ce qui restait sur le plancher, les deux partis auraient chacun été mieux servis s’ils avaient partagé équitablement le sac lorsqu’il était encore intact.
— En Russie, des traces de farine, c’est comme des taches de sang : ça signe la mort de quelqu’un, déclara Lefine.
— Mais non ! On ne va plus crever de faim, on va trouver assez de ravitaillement ici, mentit Margont. Au sujet de notre enquête, j’ai longuement réfléchi au meurtre d’Elisa Lasquenet. C’est tout de même très étrange, une langue coupée et glissée dans la poche d’un manteau.
— Et donc ?
— Tu te souviens de l’anagramme « Acosavan », « Casanova » ? Eh bien, la mutilation de cette actrice semble dire : « Elle aurait mieux fait de garder sa langue dans sa poche au lieu de me provoquer en se la passant sur les lèvres. »
Margont se tut pour permettre à Lefine d’exprimer son opinion, mais celui-ci demeura inerte.
— Si j’ai raison, alors il y a bien un lien entre ces deux crimes. Il est difficile à définir : c’est une sorte de signature sous la forme d’un jeu de mots cruel et codé qui doit beaucoup amuser l’assassin. Une moquerie cinglante et humiliante qui ressemble à une blessure supplémentaire. Je reconnais que c’est une spéculation osée, mais elle me paraît autrement plus crédible que les « aveux » de ce pauvre aliéné. Il y a également un autre point commun : ce mélange de l’amour et de la mort. Dans les deux cas, ce qui aurait attisé le désir chez les gens a suscité une violence extrême chez le meurtrier.
Margont allongea les jambes et prit une position confortable pour tenter de se détendre. Si son hypothèse était la bonne, son enquête prenait une tournure encore plus sombre. D’une part, il y avait l’éventualité de crimes antérieurs. D’autre part...
— «Jamais deux sans trois » dit la sagesse populaire..., acheva Lefine qui avait suivi le même cheminement de pensée.
— Mettons cela de côté. Et toi, qu’as-tu à m’apprendre ?
Lefine admirait la combativité de son ami. Cependant, Margont ne connaissait pas ses limites, celles à ne pas dépasser sous peine de s’effondrer définitivement.
— J’ai aperçu une fois Pirgnon l’infatigable.
— Donc il existe bel et bien. Je finissais presque par en douter.
— Il était épuisé. Il penchait tellement en avant que sa tête s’appuyait contre l’encolure de son cheval. J’ai pu parler avec l’un de ses lieutenants. Ce débordement de vitalité l’a rendu très populaire. Il se lève aux aurores et se couche le dernier. Il s’entretient avec le médecin du régiment, inspecte les fourgons, interroge les prisonniers, part en reconnaissance, contrôle les réserves de munitions... Apparemment, son idée, c’est que face à un tel foutoir, on doit réagir avec fermeté. Il passe souvent ses troupes en revue. Du coup, le 35e est tout beau à voir avec ses fusils qui brillent et ses pantalons et ses guêtres blancs comme les Alpes. Robert Pirgnon a quarante et un ans. Il est issu d’une famille de la bourgeoisie lyonnaise. Il est entré dans une école militaire et en est sorti en assurant l’arrière-garde du classement. Il a fait la campagne de Prusse puis a longtemps servi en Espagne. Il paraît qu’il s’est drôlement enrichi là-bas en pillant les palais des généraux espagnols capturés...
Les yeux de Lefine scintillaient, reflétant des amas d’or imaginaires. Margont fut heureux de retrouver le regard habituel de son ami.
— Eh bien tu vois, si tu avais été moins fainéant et si tu avais travaillé en classe, tu aurais peut-être intégré une école militaire, tu serais capitaine ou chef de bataillon et je suis sûr que tu te serais servi comme lui là-bas.
— Ah ! soupira Lefine avec regret.
Il se ressaisit en se disant qu’il n’était jamais trop tard pour bien faire.
— Il menait la belle vie à Madrid...
— Un séducteur ? Notre prince charmant ?
— Pas tout à fait. Il ne courait pas après les belles. Il était plutôt mondain. Il allait de soupers en bals, de défilés en concours de courbettes à la Cour...
Margont dissimulait mal sa déception.
— Par exemple, on raconte qu’un jour, Pirgnon a invité le roi Joseph Bonaparte à dîner. Il y avait une trentaine d’invités dont des gros poissons de l’état-major. Pirgnon présente un cru extraordinaire, un bourgogne haut de gamme qui datait d’avant la Révolution ! Il le débouche lui-même et sert le roi. Joseph vide son verre et se répand en éloges. Pirgnon le ressert. Joseph vide à nouveau son verre. Pirgnon s’apprête à lui en verser un troisième, mais Joseph refuse, car il a déjà bu quelques apéritifs, or vous savez que...
— Oui, les Espagnols le croient alcoolique et le surnomment « Pepe Botella », « Jojo la Bouteille ». Il devait vouloir éviter d’abreuver la rumeur. Et alors ?
— Et alors Pirgnon empoigne la bouteille par le goulot et la retourne au-dessus d’un vase en déclarant : « Le roi a fini de boire. » Tout le monde est devenu vert pomme tandis que le vin s’en allait régaler les roses. Il paraît que le roi a beaucoup apprécié. Moi, je l’aurais fait fusiller.
— Comment peut-on supporter de perdre son temps dans des mondanités pareilles ?
— C’est pire encore que ce que vous croyez. Le capitaine Suenteria, du régiment Joseph Napoléon, m’a appris qu’un jour, le maréchal Marmont décida de donner une grande réception alors qu’il était de passage à Madrid. Le maréchal Soult, fâché avec Marmont et également présent dans la capitale à ce moment-là, organisa aussitôt un bal le même soir. Toute la crème de la ville fut invitée aux deux endroits et se vit donc sommée de choisir son camp. Le soir venu, Pirgnon arrive chez Marmont, salue le maréchal, se sert un punch, enchaîne trois valses, disparaît, réapparaît à l’autre bout de la ville, salue le maréchal Soult, avale un porto, plaisante avec l’état-major de Soult, repart, se fait à nouveau voir chez Marmont pour trinquer avant de vider sa flûte chez Soult... Et ainsi de suite, toute la nuit. Les deux maréchaux n’y ont vu que du feu et, par la suite, n’ont pas manqué d’inviter systématiquement le colonel.