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Le visage de Lefine exprimait toute la lassitude humaine. Margont fit semblant de ne pas s’en apercevoir et exposa son idée.

— Trouve ce von Stils et envoie-le-moi. Je vais faire croire que Sampre m’avait chargé d’encaisser sa dette à sa place au cas où il serait tué afin que je fasse parvenir la somme à sa famille. Von Stils et moi, nous irons alors ensemble trouver le colonel Fidassio.

— Pauvre Fidassio qui va voir ressusciter une dette de cinq cents francs qu’il avait déjà enterrée...

— Et qu’as-tu appris de plus ? demanda Margont sereinement.

Margont savait que la contrariété se manifestait parfois chez son ami par une tension musculaire, mais il avait rarement vu ses poings se serrer et ses bras se coller contre son corps à ce point. On aurait dit une lanière de cuir se ratatinant au soleil.

— Mon capitaine, notre corps est arrivé ici après tous les autres. Si on ne cherche pas un logement maintenant, on est bon pour dormir à la belle étoile.

— Nous enquêtons sur un meurtre et tu me parles du confort d’un logement ?

Lefine se détendit brusquement comme un chat bondissant sur un oiseau.

— J’ai manqué me faire couper en deux par un boulet à cause de cette enquête ! Vous avez déjà vu quelqu’un se faire fendre à un mètre de vous comme une bûche sous un coup de cognée ?

Lefine s’arrêta de crier. Il s’étonna de se découvrir debout, si penché en avant qu’il s’appuyait des deux mains sur la chaise de son ami.

— Excuse-moi, Fernand. Allez, viens, on va se trouver de jolis quartiers pour la nuit. Et de quoi manger, aussi.

Lefine se redressa lentement.

— Comme une bûche, oui.

18

Le 4e corps avait reçu l’ordre de prendre ses cantonnements dans les faubourgs de Smolensk. Tout le monde se disputait maintenant les meilleures places. Le logement de Lefine et Margont dépassait leurs espérances. Piquebois, Saber et un certain capitaine Fanselin, des lanciers rouges de la Garde, s’étaient tout bonnement emparés d’un palais. Lefine se tenait en extase devant cette façade jaune décorée de stuc blanc. Les frontons des fenêtres étaient surchargés d’élégantes arabesques. De larges colonnes à feuilles d’acanthe encadraient la porte. D’autres colonnes antiques, plus petites, s’élevaient du balcon pour soutenir une avancée du toit. Ce dernier était surmonté d’une coupole. En dépit de son originalité, ce palais respectait les règles traditionnelles des maisons seigneuriales russes. Le bâtiment central était relié à deux ailes par des galeries en arc de cercle, aménageant ainsi une élégante place au pied de l’édifice. L’aile droite avait malheureusement brûlé. Saber, ivre de joie d’avoir trouvé demeure à sa mesure, se montrait intarissable.

— C’est la résidence d’une famille d’aristocrates russes d’origine polonaise, les Valiouski. Ils sont restés, je vais vous les présenter. Ils adorent les Français ! Le comte n’a qu’une idée, que l’Empereur ampute la Russie du Niémen jusqu’à Smolensk pour reconstituer la Grande Pologne. Il m’a même dit : « Sachez qu’il y aura toujours assez de terre en Pologne pour ensevelir tous les Russes qui s’y trouvent, qu’ils soient morts ou encore vivants. » Il est en train de nous faire préparer un festin.

— Un festin ? répéta Margont, sceptique face aux bonheurs qui s’annonçaient.

— Et leur fille ! Une beauté d’une noblesse...

Saber se voyait déjà général comte de la Grande Pologne passant ses étés dans « son » palais de Smolensk et ses hivers à Paris.

— Mais ça ne s’est pas fait comme ça, croyez-moi. Le bâtiment fourmillait de cuirassiers lorsque nous sommes arrivés. Je m’en vais trouver leur lieutenant pour lui expliquer poliment que ce quartier a été attribué au 84e régiment et il m’envoie paître. Moi, le lieutenant Saber !

— Impensable ! s’exclama Margont en prenant un air scandalisé.

— Je te jure que c’est vrai ! Je suis revenu avec Piquebois et un lancier rouge qui voulait aussi s’installer ici : tu aurais vu comment Piquebois s’est occupé d’eux. Il y avait dix cuirassiers dans le salon, eh bien Piquebois se campe avec assurance au milieu de la pièce et s’exclame : « Par Dieu ! Voilà que mon logement pullule de scarabées à coquille argentée ! » Alors il attrape le lieutenant par la manche comme... comme s’il avait ramassé un véritable scarabée par la patte ! Et il l’entraîne dehors avec une telle assurance que l’autre se laisse faire sans broncher. On a quand même frôlé le duel quand Piquebois a ajouté : « Grande gueule, mais petit sabre. »

— Aïe aïe aïe. Je déteste quand il reprend ses manies de hussard.

— Un cuirassier commence à protester, mais notre lancier rouge se met à hurler : « Vous n’avez rien à foutre là, les caparaçonnés ! Dehors ! Obéissez aux consignes ! » alors que lui-même n’avait rien à y foutre non plus.

Le lancier s’approchait justement. Il s’inclina poliment. Il avait une étrange façon de se tenir, les jambes arquées comme s’il était en permanence à cheval, avec ou sans cheval. Un « cavalier à jamais ». Ses cheveux châtains pendaient en petites nattes et sa moustache s’enroulait sur elle-même à ses deux extrémités.

— Permettez que je me présente : capitaine Edgar Fanselin, 2e régiment des chevau-légers lanciers de la Garde sous les ordres du général baron Édouard de Colbert-Chabanais. Dix ans de bons et loyaux services et le moral toujours excellent. Vive l’Empereur !

— Vive l’Empereur ! s’exclamèrent Saber et Margont avec un temps de retard.

Il était bel homme et paraissait aimable, mais son visage avait quelque chose d’intense. Cela provenait de son regard. On ne pouvait pas définir ce « quelque chose » ni mettre de mots dessus, mais sa présence était indiscutable.

— À qui ai-je l’honneur ?

— Capitaine Margont, 84e...

Mais Fanselin se jeta sur lui pour l’étreindre avant de le libérer aussitôt.

— Il a la Légion d’honneur, et officier qui plus est : c’est un brave ! Le lieutenant Piquebois m’a parlé de vous tout à l’heure.

Les trois hommes marchèrent jusqu’à l’entrée du palais, suivis timidement par Lefine qui ne savait pas s’il pouvait accompagner les officiers dans le bâtiment central ou s’il devait se contenter de l’aile gauche qu’avaient investie les soldats et les sous-officiers. Margont lui fit signe de les rejoindre et le visage du sergent retrouva son sourire. Le capitaine Fanselin expliquait comment, se promenant dans la ville, il avait décidé de s’installer ici – et pas ailleurs. Il avait prononcé ces derniers mots d’un ton qui le faisait paraître plus difficile à déloger que dix cuirassiers réunis. Saber ne parvenait pas à détourner le regard de cet uniforme flamboyant. La courte veste – la kurtka – était écarlate et décorée d’un plastron bleu. Sur les flancs du pantalon, du même rouge, courait une bande bleue. La coiffe était une czapska à toile rouge surmontée d’un plumet blanc. « Un général des lanciers rouges est-il plus ou moins glorieux qu’un général comte polonais ? » se demandait Saber.

Le vestibule, en marbre blanc, était majestueux. Des statues de muses ou de déesses alternaient avec des fauteuils recouverts de tissus brodés. Une frise en stuc rouge et or, proche du plafond, s’harmonisait avec un lustre doré colossal chargé d’une cinquantaine de bougies. Des tableaux représentant les incontournables ruines antiques décoraient les murs. Saber jeta son sabre et son shako sur un fauteuil et, désignant une haute porte à double battant, invita ses amis à le suivre. Il se considérait déjà chez lui. Le capitaine Fanselin faisait mine de vouloir examiner chaque toile.

— Regardez la quiétude qui se dégage de cette colonnade au milieu de ce parc. Ce lieu n’existe pas et pourtant, je désirerais m’y trouver.

— Puisque cette peinture vous plaît tellement, emportez-la, mon capitaine, déclara Lefine.