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— Vous avez le sens de l’humour, sergent, s’esclaffa Fanselin.

Lefine ne vit pas le rapport entre le sens de l’humour et sa suggestion. Fanselin se retourna et s’adressa à Margont d’une voix vive.

— Le monde est plein de misère. Mais quand je vois ces prodiges artistiques, je me dis que le fruit n’est pas encore pleinement corrompu. Comme vous, j’ai souffert de cette marche éreintante. Cependant, je ne regrette rien. Et je repenserai souvent à tous ces paysans dont la vie ne dépassera jamais le carré de leur champ.

Dans la pièce suivante, on se retrouvait face à un escalier à double volée de marches. Sur les côtés s’ouvraient deux portes encadrées de natures mortes. Un vieil homme jaillit de celle de droite. Son crâne chauve était ceinturé de cheveux gris foisonnants. On aurait dit un César à la couronne de laurier en cendres. Son nez massif supportait un binocle derrière lequel pétillaient de petits yeux bruns. Il était vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise gris perle sur laquelle il avait passé un gilet mauve.

— Monsieur le comte, permettez que je vous présente mes...

Saber s’interrompit devant l’expression joyeuse qui venait d’apparaître sur le visage de son interlocuteur. Ses rides elles-mêmes semblaient sourire.

— Un officier polonais ! s’exclama-t-il en étreignant Fanselin.

— Il s’agit d’une méprise, monsieur le comte. Je suis français. C’est mon uniforme à la polonaise qui vous induit en erreur. Je suis un lancier de la Garde.

— Si vous êtes lancier, alors vous êtes au moins à moitié polonais : la lance est notre arme nationale, répliqua le comte.

Les présentations furent chaleureuses tant il était évident que le comte se faisait un plaisir d’accueillir des Français. Les villages incendiés paraissaient bien loin. Le comte Valiouski avait beau se montrer familier, une autorité aristocratique émanait de lui. Elle provenait de ses gestes, discrètement raffinés et assurés, des intonations de sa voix enrouée par l’âge, de son air confiant en sa valeur... De telles manières avaient été forgées jour après jour par une éducation sophistiquée, fruit de la réflexion de générations entières s’étant penchées sur le sujet. Le comte avait quelque chose de familier aux yeux de Margont sans que celui-ci puisse s’expliquer quoi.

— Veuillez me pardonner de ne pas vous avoir fait recevoir par mon majordome, mais il est parti. La moitié de mes domestiques ont fui la ville à l’annonce de l’arrivée de votre armée. Les autres sont en cuisine ou préparent vos chambres. Le dîner sera servi à huit heures, si cela vous convient.

Cela convenait à tout le monde. Tout ici convenait à tout le monde.

— Je vous prie de m’excuser, mais je dois aller régler quelques affaires importantes et m’entretenir avec mon épouse et ma fille, que vous rencontrerez ce soir.

— Votre français est remarquable, le complimenta Saber.

— Tous les Français sont remarquables ! rétorqua le comte.

Et il s’éloigna d’un pas rapide en s’exclamant :

— Vive la Pologne libre !

Un domestique accompagna les Français à leurs chambres. Ses yeux étaient rougis par les larmes. Il ne prononça pas un mot. La peur lui nouait les cordes vocales comme un avant-goût de la corde. Margont pensa que la propagande russe avait dû faire courir le bruit que les officiers français s’amusaient à vérifier le tranchant de leurs sabres en décapitant les prisonniers et qu’ils adoraient pendre les domestiques après leur petit déjeuner, constitué, bien entendu, d’un nouveau-né rôti. Il tendit une pièce au Russe qui la saisit en tremblant, au comble de la confusion. On ne le tuait pas ? On lui donnait un pourboire ? Où était donc le piège ?

Margont examina avec curiosité les meubles en marqueterie. Le lit à baldaquin s’avérait si confortable que c’en était une malédiction. La Belle au bois dormant avait dû s’allonger sur un matelas semblable, ce qui expliquait son histoire. Sur des tapisseries, de beaux messieurs se courbaient devant des dames qui mimaient un émoi de bon aloi ou chuchotaient entre elles derrière des éventails. La statue d’un centaure ornait le dessus de la cheminée. Elle évoquait la partie encore sauvage de la Russie. Margont se figea devant un miroir. Il se trouva amaigri et fatigué. Mais il avait cet air déterminé des périodes critiques, un air trop dur, trop sévère et cassant. Même un sourire un peu forcé avait du mal à en atténuer la rigueur. « Et si la campagne s’arrêtait à Smolensk ? » se demanda-t-il. Il traversa le corridor pour gagner la chambre de Lefine. À travers les fenêtres, il apercevait les soldats de son régiment. Sur la place au pied du palais, un montreur d’ours faisait faire des tours à son animal. Des dizaines de fantassins avaient fait cercle autour du spectacle. Un tonnerre d’applaudissements accueillit le rétablissement de l’ours sur son séant à l’issue d’une pirouette avant. Ils étaient heureux comme des gosses.

* * *

Lefine, allongé sur son lit, contemplait un tableau qu’il tenait entre ses mains. En fait, ce qu’il examinait, c’était surtout le cadre doré.

— Tu perdras un galon par tableau porté disparu, avertit Margont.

Lefine posa nonchalamment l’oeuvre sur sa table de nuit.

— M’intéresse pas. Je croyais que c’était Irénée. Il est furieux que je sois ici. Quand il a ôté son shako, tout à l’heure, j’ai cru qu’il allait me le tendre pour que je lui trouve un portemanteau. Ça m’étonnerait pas qu’il vienne m’ordonner de déguerpir.

— Eh bien si c’est le cas, envoie-le-moi et on verra bien lequel de vous deux partira le premier. Tu as ton palais, maintenant tu peux terminer ton rapport.

Mais Lefine restait immobile, détaillant les angelots qui se poursuivaient dans les nuages dans un monde en stuc, au plafond.

— Pour quoi faire ?

— Pour quoi faire ?

— Pourquoi est-ce qu’on le recherche tellement, ce colonel ? Parce qu’il a tué ? La belle affaire ! À combien de morts en est-on depuis le début de cette campagne ? Dix mille ? Vingt mille ? Oh non, bien plus. Et ce n’est rien comparé à ce qui se passera quand on rencontrera l’armée russe tout entière.

Lefine était sincère. Une partie de lui-même avait effectivement été fendue en deux par ce boulet.

— Vous allez me dire que les soldats se battent pour des raisons « valables », poursuivit-il. Leur patrie, leurs idées, la gloire, pour s’élever socialement... D’ailleurs, en fait, c’est exactement pour ça ! C’est à cause de vos belles idées que vous vous acharnez sur cette enquête pourrie dès le départ alors que nous attaquer à un colonel, c’est nous faire courir le risque de voir nos vies foutues en l’air !

— Fernand...

— Foutues en l’air ! D’un simple claquement de doigts, un colonel peut nous faire muter dans un joli petit poste français bien isolé au coeur de la campagne espagnole. Nous relèverons les sentinelles égorgées par la guérilla la semaine précédente avant que nos cadavres soient eux-mêmes remplacés la semaine suivante... Mais un colonel n’a même pas besoin de l’Espagne pour se débarrasser de nous. Il n’a qu’à nous expédier tous les deux pour fourrager et les cosaques s’amuseront à clouer nos dépouilles sur les sapins pour nous transformer en mangeoires à corbeaux.

— Le prince Eugène nous appuie.

— Les politiciens et les princes n’appuient jamais qu’eux-mêmes ! Si vous étiez si sûr du contraire, vous auriez dit à notre cher prince que nous suspections un colonel.

Lefine se mit à rougir comme si les phrases qu’il prononçait lui revenaient aussitôt dans la gorge pour s’y bloquer et obstruer sa respiration.

— Si on échappe aux Russes, c’est cette enquête qui aura notre peau ! Et ça, vous le savez. C’est ça le pire, c’est que vous le savez ! Mais monsieur le capitaine Margont est un « juste », il ne supporte pas l’idée que des crimes odieux restent impunis. Vous êtes la marionnette de vos idéaux.